À Notre-Dame, la musique comme clef du Mystère

Paris Notre-Dame du 7 novembre 2024

Dans un mois jour pour jour, le 7 décembre, la cathédrale rouvrira ses portes, et le grand-orgue sera invité, par le rituel de sa bénédiction, à rompre un silence qui dure depuis cinq ans. Un moment fort et hautement symbolique qui rappelle combien la musique, surtout à Notre-Dame, tient une place essentielle dans la liturgie.

© Pascal Lemaître / Notre-Dame de Paris

« Je passais tous mes dimanches à Notre-Dame et j’y allais le plus souvent possible en semaine. […] Et voilà que le drame sacré se déployait devant moi avec une magnificence qui surpassait toutes mes imaginations. C’était la plus profonde et la plus grandiose poésie, les gestes les plus augustes qui aient jamais été confiés à des êtres humains. Je ne pouvais me rassasier du spectacle de la messe et chaque mouvement du prêtre s’inscrivait profondément dans mon esprit et dans mon coeur. » Ainsi parlait Claudel, au début du siècle dernier, confiant, par ces quelques lignes d’un texte sobrement intitulé Ma conversion, son ravissement devant la liturgie de la cathédrale, lui qui avait d’abord été vaincu, un soir de Noël, « debout dans la foule, près du second pilier », par le Magnificat chanté « par les enfants de la Maîtrise en aube blanche ».

D’un long sommeil

Plus d’un siècle plus tard, les aubes de la Maîtrise sont désormais reconnaissables à leur bleu vif, mais les hommes de ce temps, qu’ils soient pèlerins, fidèles ou touristes, s’apprêtent à redécouvrir, dans un mois jour pour jour et après cinq ans de silence, la grâce particulière, héritée des temps anciens, de la liturgie célébrée dans Notre-Dame. Beauté providentielle des rituels, c’est précisément par le réveil du grand-orgue – tiré de son long sommeil imposé par la dépose et la restauration de l’instrument à la suite de l’incendie d’avril 2019 –, que débuteront les cérémonies de réouverture. « Éveille-toi, orgue, instrument sacré »… Par huit fois, l’archevêque, Mgr Laurent Ulrich, s’adressera au grand-orgue ; par huit fois, l’un des quatre organistes – dans l’ordre, Olivier Latry, Vincent Dubois, Thibault Fajoles puis Thierry Escaich – répondra à l’exhortation par une courte impro-visation, évoquant ainsi la louange de Dieu, puis la figure du Christ, du Saint-Esprit et de la Vierge Marie ; enfin, après avoir, par son chant, exprimé l’action de grâce des fidèles, le réconfort et le soutien dans la prière, l’instrument sera invité à rendre gloire à Dieu. « C’est presque un poème, confie Vincent Dubois, titulaire du grand-orgue. Ce texte rappelle la place centrale de l’orgue dans la liturgie, combien il est lié à la parole de Dieu. Cela fait énormément sens. » Pour Olivier Latry, titulaire du grand-orgue, ce rituel définit à la fois le programme et la promesse du métier d’organiste liturgique : « Ces huit improvisations, qui révèlent tous ces caractères différents, résument vraiment le rôle de l’orgue et de l’organiste, qui est celui d’atteindre, tout en étant juché entre ciel et terre, le cœur des gens. » Et de poursuivre : « Il y a un même niveau d’exigence pour jouer un concert ou un office, mais aussi une grande différence : lors d’un concert, avec un public pas forcément croyant mais mélomane, on va s’adresser au cœur pour atteindre l’âme. Lors d’un office, avec une assemblée croyante mais pas forcément mélomane, on va d’abord toucher l’âme pour parvenir au cœur. Dans les deux cas, c’est la même mission du Beau, qui formule l’indicible et dit quelque chose de Dieu. »

Tradition renouvelée

Par la beauté, dire quelque chose de Dieu est la conviction qui anime tous les acteurs de la musique liturgique, de la tribune à l’orgue de chœur, sans oublier les chanteurs de la Maîtrise Notre-Dame de Paris. Une exigence qui prend sa source au temps des cathédrales, au XIIe siècle, où à la magnificence architecturale répond celle des célébrations. Notre- Dame, siège de l’évêque et église-mère du diocèse de Paris, doit manifester, par sa liturgie, le Mystère chrétien et une image parfaite de ce qu’est l’Église du Christ ; « Notre-Dame, et l’école qui lui était associée, était à la pointe de la musique sacrée, souligne Henri Chalet, chef de choeur de la Maîtrise Notre-Dame de Paris. La notation rythmique a été inventée ici, au XIIIe siècle, alors que la polyphonie, grande révolution musicale, fait son apparition. On venait à Paris pour entendre ce qu’il s’y passait… Nous sommes héritiers de cette histoire, qui nous oblige et nous inspire, avec modestie mais aussi une grande ambition. » Une tradition multiséculaire qui imprègne toujours la liturgie de Notre-Dame, par son exigence technique, l’interprétation d’un large répertoire – « 1 000 ans de musique rayonnent à Notre-Dame », souligne Henri Chalet –, la création d’oeuvres contemporaines, mais aussi la spécificité de l’association Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris, à qui est confiée l’animation, par sa Maîtrise, de la quasi-totalité des 1 500 offices célébrés chaque année. « C’est assez unique d’avoir une Maîtrise qui est à la fois au service liturgique d’une cathédrale et une école de chant, souligne Yves Castagnet, titulaire de l’orgue de choeur. L’étendue de son répertoire, et sa structure en pyramide de choeurs – enfants, adolescents et étudiants – qui s’assemblent ou se séparent, lui confèrent une fonctionnalité multiple, qui est sa grande force. »

Discrétion et présence

Mais toute cette technicité, musicale ou vocale, sonnerait faux si elle n’était pas tout entière au service de la liturgie. « La liturgie est un immense dialogue, multiple, entre la présidence et l’assemblée, l’assemblée et la Maîtrise, la Maîtrise et le grand-orgue, le grand-orgue et l’assemblée ; et cette série de dialogues reflète le grand et vrai dialogue, celui de Dieu avec l’humanité », confie le P. Guillaume Normand, vice-recteur de la cathédrale. Un dialogue qui se prépare en amont, entre chapelains, chefs de choeur et organistes, avant chaque célébration, bien sûr, mais aussi grâce aux conseils de chapelle et de liturgie ; un espace bienvenu « pour fixer le cadre et les nombreux détails des célébrations, précise Thibault Fajoles, organiste titulaire adjoint du grand-orgue et de l’orgue de choeur, une double casquette qui le prédispose à jouer au moins une fois par semaine dans la cathédrale. La liturgie est un travail qui ne cesse jamais, et qui nécessite une multitude d’ajustements pour que tout paraisse fluide lors des offices ». Un dialogue qui nécessite aussi de laisser la juste place à chacun : « La liturgie, on la reçoit, poursuit le P. Normand. Et la recevant, on va l’adapter aux personnes, aux usages, en tenant compte de l’espace, de l’esthétique du lieu, du temps liturgique. Comment entraîner une assemblée, sans lui couper la parole ? Comment dépasser la seule théâtralité pour entrer dans le Mystère célébré ? » Pour Yves Castagnet, il faut savoir « délaisser sa condition d’instrumentiste pour se mettre au service du chant et de la prière de l’assemblée, et parvenir à une alchimie, pas forcément évidente à obtenir, entre présence et discrétion ». Pour les titulaires du grand-orgue, il s’agit davantage, que ce soit en interprétant une pièce du répertoire ou en improvisant, « d’accompagner un mouvement, en adéquation avec ce qui se dit, ce qui se vit, confie Thierry Escaich, lui-même titulaire du grand-orgue. La musique doit s’enchaîner à la Parole et participer à l’architecture de cet office ; que tout commente ce qui s’est fait avant ; que rien ne jaillisse gratuitement, au milieu de nulle part ; qu’on puisse accompagner aussi le silence » ; « Nous sommes là pour essayer de transporter les gens dans leur prière, vers quelque chose qui n’est plus du quotidien », abonde Vincent Dubois. L’improvisation, notamment au moment de l’offertoire, devient alors une réponse à ce qui vient d’être prononcé par le célébrant, « le miroir de ce que l’on reçoit », selon les mots d’Olivier Latry. Pour la Maîtrise, il s’agit de laisser une grande place à l’assemblée : « Si le kyrie, l’agnus et le motet pour la communion sont confiés aux choristes seuls, tout le reste du programme est choisi pour que l’assemblée puisse chanter, rappelle Henri Chalet. Mais que ce soit dans nos compositions ou dans les chants déjà écrits, il y a toujours une harmonisation retravaillée qui donne la couleur Notre-Dame. »

Couleur Notre-Dame

Y a-t-il une couleur Notre-Dame ? Pour Vincent Dubois, il y a « un langage musical, empreint des modes anciens, qui est extrêmement propre à Notre-Dame et que les organistes du monde entier cherchent à comprendre ». Une musicalité donc, à l’orgue ou dans le choeur, mais pas seulement. « Le lieu lui-même a quelque chose d’envoûtant, poursuit-il. À la tombée du jour, les couleurs de l’intérieur de la nef, via les vitraux, ont une chaleur particulière ; on se sent dans une maison magique. » Un enchantement qui inspire également Olivier Latry, pourtant très habitué au lieu, lui qui fut nommé titulaire du grand-orgue dès 1985 : « L’orgue n’est rien sans la cathédrale. Le mystère qui se dégage de Notre-Dame donne à l’instrument cette couleur mystérieuse et profonde, avec une palette sonore absolument prodigieuse, totalement malléable selon la composition de l’assemblée ou la météo, et qui permet d’entendre vraiment des choses très différentes : du très fort au très doux, du scintillant au claquant. C’est un orgue vivant, un orgue de transcendance. » S’il a peu connu Notre-Dame avant l’incendie, Thibault Fajoles confie garder en tête une « image sonore très précise », marquée notamment par « la puissance de l’orgue, la gravité de l’instrument et le raffinement des jeux de détail. » Un souvenir qu’il a pu raviver, avec tous les autres organistes, le 30 septembre dernier, en montant à la tribune pour jouer sur le grand-orgue, alors en cours d’harmonisation et n’ayant pas encore atteint la plénitude de ses possibilités. Si les conditions d’écoute, parasitée par les bruits du chantier, n’étaient pas optimales, tous ont reconnu, avec beaucoup d’émotions, « les couleurs de l’instrument », selon les mots de Thierry Escaich. Et de poursuivre : « Il y a une grande poésie dans l’orgue de Notre-Dame, pas seulement dans sa puissance, mais dans la qualité de ses jeux et le rapport à l’acoustique. Et puis, il y a le lieu en lui-même : il n’y a jamais un silence total dans Notre-Dame, et je ne parle pas ici de bruit extérieur. J’ai l’impression d’entendre ce mouvement, cette nuée qui recouvre un peu l’édifice, ce souffle d’une pierre à l’autre. Avant même qu’on ne joue une note, on rentre déjà sur un souffle de base, que l’imaginaire – notre foi, notre spiritualité –, décuple et dont on fait quelque chose. » Le 7 décembre prochain, ce n’est donc pas seulement le grand-orgue qui sera tiré de son grand sommeil, mais bien Notre-Dame qui retrouvera ses couleurs et un souffle de vie, pour la gloire de Dieu et, sans doute, le Salut de quelques âmes, touchées en plein cœur, « debout dans la foule ».

Charlotte Reynaud

Réouverture de Notre-Dame de Paris

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