Fiat Lux
Paris Notre-Dame du 28 novembre 2024
Au commencement, il y eut des anges ; esquissés à la craie sur les murs ou les objets – dans la rue ou dans des salles de réunion –, ils témoignaient du passage récent de Jean-Charles de Castelbajac en ces lieux.
Ensuite, un appel téléphonique et le dévoilement des planches de dessin des vêtements liturgiques dans leur atour final (PND 2012). Troisième acte, un mardi pluvieux de novembre, chez l’artiste lui-même, qui nous reçoit pour présenter les chasubles et étoles – fabriquées par des Maisons d’artisanat françaises d’exception (Lesage, Goossens, Paloma, Atelier Montex, Maison Michel…), réunies au sein du 19M, à Paris –, en compagnie du P. Guillaume Normand, vice-recteur de la cathédrale, qui a particulièrement suivi le projet de création des vêtements liturgiques, depuis près de dix-huit mois.
Les chasubles et étoles sont accrochées sur un portant. Comme toujours, le passage du dessin à la matière déploie le geste créatif ; le poids et le tombé du vêtement deviennent tangibles, révélant le savoir faire du créateur et une ampleur noble et solennelle, propice à accompagner les gestes du célébrant, soulignés par la ganse de couleurs qui court sur le pourtour de la chasuble, apparaissant et disparaissant – ou plutôt dansant – au rythme des mouvements ; le jeu des nuances se livre aussi, attrapant et diffusant la lumière, avec l’irisé de la croix or, l’aspect velours, mat et profond, des éclats de couleur et le « velouté » de la gabardine de laine d’un blanc cassé qui n’est pas sans rappeler la couleur des pierres blondes de Notre-Dame. Notre-Dame, lieu de sa première émotion artistique lorsque, cherchant une inspiration qui ne soit pas « mode », le créateur découvre la tunique de Saint-Louis, exposée dans le Trésor, dont la forme cruciforme le ravit ; Notre-Dame, qu’il voit comme « un accomplissement », lui qui confie combien « la foi a sans cesse déclenché un questionnement, comme un rendez-vous permanent, une énergie pour réactualiser la pureté dans [sa] création » ; Notre-Dame, qu’il a d’abord vue « femme », dans ses premières ébauches… mais ce n’est pas la première fois que Marie conduit à son Fils. Un chemin créatif qui, comme chaque fois, a été l’occasion d’un voyage artistique, humain et spirituel, qui transparaît dans cet échange, ici.
Jean-Charles de Castelbajac – La création de ces vêtements liturgiques est le fruit d’un cheminement, d’un travail collégial – puisque c’est une idée très importante dans l’Atelier de Notre-Dame –, de discussions et d’interactions avec Mgr Olivier Ribadeau Dumas et le petit collège que nous sommes. Dans mes premières recherches, j’ai présenté deux dossiers : l’un qui partait des couleurs primaires – que j’aime beaucoup et auxquelles, tout comme l’Église, je suis fidèle – et l’autre qui se fondait sur le bleu, autour de cette idée que Notre-Dame était femme.
P. Guillaume Normand – Et finalement, le projet choisi n’est ni l’un ni l’autre !
J.-C. C. – Ni l’un ni l’autre ! Nous sommes parvenus à quelque chose d’extrêmement différent, qui s’est imposé mystérieusement… Un soir, je suis rentré d’une réunion avec toute l’équipe. J’ai pris mes ciseaux, j’ai coupé la croix or, puis tous ces petits fragments de couleur qui irradiaient et se propageaient…
G. N. – … Et tout est devenu clair ! Cette croix rayonnante s’est imposée d’elle-même comme notre point de départ.
J.-C. C. – Notre point de départ et notre centre de gravité. Nous souhaitions ce langage universel qui puisse, avec une grande puissance, toucher les cœurs par la joie, l’espoir, le bonheur.
G. N. – Ce qui est étonnant, c’est que le projet s’est déployé lorsque, d’un point de vue technique, vous avez renoncé au dessin pour passer au collage.
J.-C. C. – Et ce n’est pas anodin… Moi qui ai dessiné toute ma vie de la main gauche, j’avais découvert, quelques mois auparavant, que ma main droite savait couper. Pour Notre- Dame, j’ai donc travaillé avec une main spécifique, une main que je n’utilisais jamais… D’où cette imperfection dans la découpe, voulue et revendiquée, car tous ces fragments représentent les hommes et les femmes, les émotions qui nous animent… et symbolisent, aussi, la dimension énergique de la foi qui trouve sa source dans la Croix.
G. N. – Le génie des artistes, c’est d’arriver à traduire dans leur langage quelque chose que nous connaissons, mais auquel nous ne sommes pas forcément attentif. Par exemple, la manière dont Véronèse représente le Christ et la Vierge, dans Les Noces de Cana, dit quelque chose de sa méditation de l’Évangile. Les artistes parviennent à traduire ce qu’ils ont, par leur sensibilité particulière, saisi de l’Évangile, de la foi, de la vie spirituelle et à le retranscrire dans un langage qui n’est pas seulement le leur, mais qui permet de communiquer cette sensibilité à tous. Comment dire ce qui est impalpable, imperceptible, à travers des couleurs, des formes, des matières ?
J.-C. C. – Et comment donner, en tant qu’artiste, une énergie qui puisse interpeller, capter, guider, inspirer, une génération en quête de symboles et de signes ? Ce questionnement est très important pour moi, qui ai travaillé ce projet comme une entreprise spirituelle.
G. N. – Le langage exprime quelque chose et là, « ce qui a été exprimé », c’est la dimension du rayonnement, de la lumière, de l’élan, du dynamisme et de la vitalité de la Croix. Cette croix glorieuse qui est la première image dont on se souvient, le lendemain de l’incendie de Notre-Dame : par la porte qui s’ouvre, on voit l’intérieur plongé dans le noir, les débris de chaises et de charpente calcinés et, au fond, la croix dorée de Marc Couturier qui surgit comme signe d’espérance.
J.-C. C. – Il y a, en effet, dans les symboles des chasubles, la croix glorieuse de Notre-Dame dans sa dimension d’or ; la lumière des vitraux par les éclats de couleur ; et le blanc cassé offre presque une symbiose, un mimétisme avec les murs de Notre-Dame. Je voulais aussi cet aspect chevaleresque, épique, en choisissant un tissu noble, une gabardine de laine, qui donne ce tombé ample et solennel qu’appellent les voûtes de Notre-Dame… tout en privilégiant, aussi, des techniques très contemporaines qui puissent parler à une génération en devenir ; d’où le choix du collage, du flocage, de la sublimation et du matelassé sur certaines broderies. Il y a quelque chose de résolument moderne qui, dans notre société d’images, va parler à toute une génération.
G. N. – Il y a la modernité de ces techniques, mais aussi leur humilité. Et nous rejoignons, ici, une autre notion qui a présidé à toute cette création : comment incarner la noble simplicité dans la liturgie ?
J.-C. C. – En effet, ces techniques viennent du streetwear, et sont, par conséquent, extrêmement simples et « populaires », mais le savoir-faire est celui de la haute couture. L’idée est de susciter un éblouissement en toute simplicité.
G. N. – Il y a le visuel, et puis il y a le fait de porter la chasuble. En la portant, je ne vois plus les ornements, parce que le célébrant ne se regarde pas ; il n’est pas là pour s’annoncer soi-même mais pour rendre présent la personne du Christ. Mais quelque chose m’a frappé ; la ganse colorée, cousue sur tout le pourtour, impose un léger poids sur le poignet. Quand le prêtre revêt une chasuble, c’est pour célébrer la messe. Et le fait qu’il y ait ce poids au niveau du poignet fait prendre conscience de la main, de ces mains qui sont là pour bénir et pour consacrer, et, par prolongement, de ce que l’on va célébrer ; ces chasubles permettent de nous faire entrer, par leur juste présence et ampleur, dans le mystère de la messe. Et c’est étonnant de voir combien le passage du geste créatif à la réalisation concrète rend ce vêtement différent. C’est plus qu’un dessin sur un bout de tissu.
J.-C. C. – Ce qui est passionnant aussi, c’est de penser à la manière dont ces chasubles vont s’inscrire dans l’espace. La ganse, dont parlait à l’instant le P. Normand, va devenir une vague de couleur lorsque les chasubles seront portées par les 300 prêtres et évêques. L’archevêque sera entouré, de part et d’autre, de deux diacres portant ces dalmatiques qui sont comme des Mondrian du Moyen Âge. Je tiens beaucoup à cette dualité entre les âges, le médiéval et le contemporain, comme un travail rétro futuriste.
G. N. – Et ces chasubles racontent aussi une histoire, une théologie. La commande du diocèse portait sur une chasuble pour l’archevêque, des chasubles pour les évêques et d’autres pour les prêtres. Le point de départ, on l’a dit, c’est la Croix, c’est-à-dire la mort et la résurrection du Christ : « Nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes » (1 Co 1, 23). L’archevêque est celui qui reçoit, dans son diocèse, la mission de porter le peuple de Dieu qui lui est confié. Il est comme le foyer à partir duquel l’Évangile est annoncé ; et il ordonne, dans son diocèse, des prêtres qui sont ses collaborateurs dans l’exercice du sacerdoce apostolique. Et ce rayonnement coloré, qui part de la croix dorée – concentré dans la chasuble de l’archevêque et qui se diffuse dans celles des prêtres –, illustre cette participation des prêtres à la diffusion de l’Évangile de la vie. De même, les évêques sont signifiés par les douze croix de couleur sur leur chasuble, rappelant qu’ils sont les successeurs des douze apôtres.
J.-C. C. – Tout est pareil mais rien n’est similaire. Chaque symbole est à interpréter, à déchiffrer, à lire, car cette génération est en quête de logos, d’images, de symboles. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité placer le chrisme sur le dos des chapes. J’ai toujours été interpellé par ce pictogramme, qui est le monogramme du Christ, avec ces deux majuscules grecques X et P apposées l’une sur l’autre. Mais j’ai pris la liberté de le redessiner au feutre, comme un geste moderne, dans les trois couleurs primaires.
G. N. – Et là encore, dans l’agencement des couleurs, la combinaison retenue dit aussi symboliquement le côté transpercé d’où jaillissent le sang et l’eau – avec ce rouge et ce bleu pour le X (chi) –, et la vitalité de la Résurrection – avec ce P (rhô) en jaune. Nous sommes toujours dans un langage qui exprime quelque chose de théologique.
J.-C. C. – Quand j’y réfléchis, je trouve que l’Église de France est courageuse, et même téméraire, de confier ce travail à des artistes, d’avoir cette audace d’une beauté qui soit un outil de partage.
G. N. – Cela dit aussi quelque chose de ce qu’est la tradition. Les éléments qui sont utilisés ici ne sont pas inventés. La Croix, nous l’avons reçue ; la croix dorée, nous l’avons reçue ; ces éclats colorés qui caractérisent la lumière de Notre-Dame, nous les avons reçus, de même que les formes des ornements liturgiques. Il y a donc tout cet héritage mais qui ne se réduit pas à une photocopie de la période précédente. Et il y a cet enjeu : comment dire dans le langage de nos contemporains, dans ce langage d’aujourd’hui, des choses qui sont héritées de la tradition ?
J.-C. C. – Et je dois dire que cela rejoint ma passion d’électriser l’histoire. Dans mon travail, mes installations, mes expositions, il y a toujours cette volonté de ramener l’héritage historique au premier plan pour l’électriser, afin de lui donner, en quelque sorte, une énergie nouvelle.
G. N. – Et parce qu’aucun langage n’est universel, il y a toujours une part de risque dans une création, une immense part de risque, même. Mais c’est à la fois beau et nécessaire. Parce que si nous nous contentons de refaire ce qui a existé avant, nous restons dans des zones, certes confortables car elles sont rassurantes, mais le chemin de la vie ne consiste pas à reproduire indéfiniment ce qui nous rassure.
J.-C. C. – Et il faut accepter de se mettre en danger pour chercher le meilleur chemin vers la lumière. Les époques avancent, les codes changent, la perception des choses aussi ; les technologies évoluent et c’est inéluctable. Il faut donc oser s’y aventurer, embrasser ce mouvement. Par exemple, pour Notre-Dame, nous aurions pu nous orienter vers quelque chose de plus traditionnel, avec des broderies au fil d’or. Mais nous avons choisi de faire appel à la tradition dans l’héritage, tout en se dirigeant vers un territoire du futur. Ce qui est touchant, pour moi, c’est que ces vêtements vont rester à Notre-Dame ; ils ne sont pas réservés à un événement historique, mais ils vont servir et accompagner la liturgie de la cathédrale… Apporter un « outil » – je ne sais pas si ce mot est juste – qui soit lié à l’intelligence de la main, est très fort pour moi. De même qu’il m’est très important d’emmener dans ce chemin les couturières, les brodeuses, travaillant, pour la première fois, sur des vêtements qui ne peuvent pas s’acheter ; quand vous songez – cela m’émeut d’ailleurs beaucoup – que les vêtements liturgiques peuvent être considérés comme des reliques de seconde catégorie ! On passe vraiment du luxe à la lux [lumière en latin, NDLR].
G. N. – On voit aussi qu’il y a toujours, dans un processus créatif, un chemin humain. Ce projet est né d’échanges et de réunions ; vous, en train de découper, et nous, avec toute l’équipe – et notamment Caroline Morizot, chargée de coordonner l’ensemble du projet – plaçant les différents éléments ici ou là… et surgit alors un travail commun. Cette oeuvre commune dit aussi les deux dimensions de la Croix, la manière dont l’homme est en communion avec Dieu et la manière dont Dieu met en communion les hommes entre eux.
J.-C. C. – Vous savez, j’ai toujours été impressionné par le Cœur Sacré de Jésus… et aussi par l’ostensoir, avec cette image de soleil. Ce cœur rayonnant, ce cœur de Jésus, cette vibration, me marquent profondément et m’ont toujours interpellé, parce que j’appartiens à une génération où l’on était devant la Croix avec un sentiment d’immense respect et une prière très concentrée ; mais là, je voulais parler de partage, d’énergie. Pour moi, la prière, c’est une énergie. Et puisque j’ai la chance d’être artiste, je prie quand je fais un dessin, un collage, ou encore lorsque je dessine à la craie un ange dans les rues de Paris… Parfois, je suis en retard d’aller à la messe, mais je ne suis jamais en retard d’un ange … C’est mon chemin.
Sommaire
Consulter ce numéro
Acheter ce numéro 1 € en ligne sur les applications iOs et Android