9 avril 2006 - Vivre, par Mgr d’Ornellas

Une adolescente de 14 ans, passionnée par la lecture, après avoir parcouru tant de romans, laissa échapper : « je ne sentais pas toujours le vrai de la vie. » Elle mourra à 24 ans en confessant qu’elle n’a jamais cherché que la vérité. Son nom fit le tour de la planète. Elle se nomme Thérèse de Lisieux et fut comparée à un phare allumé au seuil de l’ère atomique. C’est en pensant à tant de jeunes et de moins jeunes qui, à la suite de Thérèse de Lisieux, cherchent le « vrai de la vie », qu’aujourd’hui, je viens parler de l’homme appelé à vivre.

À l’écoute de ce verbe, bien des passages de la Bible se pressent à ma mémoire. En une sorte d’arc boutant qui surplombe les siècles, l’édifice de la Révélation judéo-chrétienne tient tout entier dans deux affirmations qui en sont comme les deux piliers. L’une, au tout début de l’Écriture Sainte, nous est peut-être familière : « L’homme, lisons-nous dans les premières pages du livre de la Genèse, appela sa femme du nom d’Ève - c’est-à-dire la vivante -, car c’est elle qui a été la mère de tous les vivants. » (Gn 3,20) L’autre affirmation se trouve au terme, dans l’Évangile où nous lisons : « N’avez-vous pas lu la parole que Dieu vous a dite : "Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? Il n’est pas le Dieu des morts mais des vivants. » (Mt 22,31) Quelle étrange similitude entre ces deux piliers qui soutiennent le magnifique édifice de la Révélation ! Essayons de comprendre ce qu’ils portent. Le texte biblique nous dit d’abord que la génération engendre tellement la vie que la source des vivants s’appelle « la vivante ». La vie ne vient donc que de la vie ! Point d’autre origine pour elle. Le texte évangélique, quant à lui, en union avec les Écritures d’Israël, oriente notre regard vers Dieu qui se fait connaître au cours de l’histoire par son Alliance ; or, son existence dont l’Alliance et l’histoire portent témoignage, atteste que nous sommes des « vivants ». Dieu est le Dieu des vivants. Si les « vivants » que furent hier Abraham, Isaac et Jacob, et que nous sommes aujourd’hui, trouvent la source de leur existence en Dieu, c’est donc lui le vivant par excellence ! Quelle est donc cette vie dont Dieu vit et qui n’engendre que la vie ? Ou encore, quelle est cette vie que nous avons et qui ne peut venir que de la vie ?

« Tu choisiras la vie pour vivre »

Entrons dans l’édifice et plaçons-nous sous ce splendide arc-boutant entre les deux piliers. Nous y découvrons comme un pan de mur d’une solidité à toute épreuve : sur ce mur est écrit le témoignage sur lequel, hier comme aujourd’hui, les juifs - et les chrétiens avec eux - s’appuient comme sur un roc inébranlable. Après son cheminement au désert et son entrée dans la Terre promise, méditant sur son histoire avec Dieu, il trouve sa force dans le livre-témoin qui est tout à la fois le rappel de sa destinée comme peuple bien-aimé de Dieu, et l’invitation à cesser ses errements qui l’éloignent du chemin vers son bonheur. Le Livre rend témoignage à sa vocation quand il énonce : « Tu choisiras la vie pour que tu vives. » (Dt 30,19) Aussi, le peuple hébreu garde-t-il mémoire du prix inestimable de la vie qu’il faut choisir plutôt que tout autre chose : « Ne recherchez pas la mort en fourvoyant votre vie, n’attirez pas à vous la ruine par les œuvres de vos mains. Dieu, lui, n’a pas fait la mort et il ne prend plaisir à la perte des vivants. Car il a créé tous les êtres pour qu’ils subsistent. » (Sg 1,12-13)

Jésus fait sienne les pensées de son peuple : « Je suis venu pour que vous ayez la vie et que vous l’ayez en abondance. » (Jn 10,10) Nous avons entendu Anne-Marie Pelletier nous rappeler cette parole. Elle s’est alors exclamée devant nous : « On ne le dira jamais assez : le Christ ne vient pas en ce monde pour souffrir, mais pour vivre et pour donner la vie. » Effectivement, le Christ, fidèle à l’héritage reçu de son peuple, a choisi la vie comme le bien le plus précieux. Il a choisi la vie pour vivre. Mais Jésus va plus loin. C’est lui qui nous rappelle le pilier de tout l’édifice : « Dieu n’est pas le Dieu des morts mais des vivants. » Jésus connaît Dieu son Père mieux que personne ; il se reconnaît donc comme un « vivant ». C’est pourquoi, il choisit la vie et nulle autre richesse en ce monde.

« La vie est plus que la nourriture »

Toujours dans l’édifice, entre ses deux piliers si semblables, nous découvrons un autre mur dont les Évangiles sont les pierres. Ce mur, comme le premier, est inébranlable. Tant d’hommes et de femmes s’y appuient, hier et aujourd’hui, pour vivre et faire vivre. Nous avons entendu ici, à Notre-Dame, Jean Vanier, comme le porte-parole de tous ceux qui, au nom de l’Évangile, estiment la vie plus belle que la beauté extérieure des intelligences et des corps. Leurs engagements attestent la vérité de leur estimation. Je pense par exemple aux Petites Sœurs des Pauvres dispersées à travers le monde. Elles accueillent près de 15000 personnes âgées et vivent avec elles. Celles-ci connaissent dans leur faiblesse, parfois extrême, une belle qualité de vie, souvent dans une joie de vivre qui est un beau témoignage rendu au « vraie de la vie ».

Sur ce second mur, nous lisons : « La vie d’un homme, fut-il dans l’abondance, ne dépend pas de ses richesses. (.) La vie est plus que la nourriture. » C’est pourquoi, le texte évangélique continue : « Qui d’entre vous, d’ailleurs, peut, en s’en inquiétant, ajouter une coudée à la longueur de la vie ? » (Lc 12,15.23.25) Comprenons bien. La vie est « plus » que toute richesse. Il est évident qu’il ne s’agit pas simplement des richesses matérielles. La vie est « plus » que les richesses de la culture, « plus » que les résultats splendides du savoir et de la réflexion, « plus » que les promesses de la beauté et de la santé. La vie est toujours « plus que ». Quels que soient les progrès de l’homme, la vie - sa vie - est « plus » que tout ce qu’il a acquis par son progrès. Aucune « inquiétude », nous dit l’évangile, c’est-à-dire aucun travail, fut-il le travail de l’esprit le plus performant, n’est assez puissant pour étendre la notion de vie au-delà de ce qu’elle est. Nul homme ne peut « ajouter une coudée à la vie », nous enseigne l’évangile.

Demeurons un instant encore sous l’édifice de la Révélation. Dieu est le Dieu des « vivants ». Si Dieu était le Dieu des « morts », Dieu ne serait-il pas mort avec eux ? Car comment des morts proclameraient-ils le nom de leur Dieu ? Au shéol, nul n’invoque son nom, se lamente le psalmiste. Mais le psalmiste murmure aussi sa perplexité quand il constate que « l’insensé a dit en son cour : Dieu n’est rien ! » Comme si le priant d’Israël s’interrogeait : comment certains proclament-ils que Dieu est mort, tout en se reconnaissant eux-mêmes comme des « vivants » ? Que reconnaissent-ils alors de la vie ? Le terme « insensé » signifie qu’il y a une méprise quelque part. Cette méprise ne porte-t-elle pas précisément sur la vie ? Si la vie est « plus que » toute chose, comment la déchiffrer sans la réduire à une mesure ? Le mot de Jésus, « la vie en abondance », n’indique-t-il pas ce surplus qu’est toujours la vie ? Nulle mesure n’est capable d’en cerner les contours. L’insensé de la Bible est celui qui toise la vie. Sa méprise tombe peu à peu quand son cour s’ouvre pour recevoir la vie sans les filtres de la mesure. Croyants qui reconnaissent que Dieu est la source de la vie, ou incroyants qui sont indifférents ou inquiets face à l’improbable existence de Dieu, tous, nous sommes des « vivants » car nous avons la vie.

Mais, qui sommes-nous, nous, les « vivants » ? Et comment cerner la vie ? Qu’est-elle ? Ces questions se nichent parfois là où on l’attendrait le moins. Une grande surface commerciale, voulant allécher ses clients, a bel et bien réfléchi pour produire cette publicité : « ici, la vraie vie ». Un caricaturiste d’un quotidien national, sans doute plus réfléchi qu’une agence publicitaire, a dessiné le type de la famille française partant en vacances, la voiture chargée de mille objets, avec, sur le toit, un écran de télévision. Le chauffeur, au regard joyeusement complice, passe son bras par la fenêtre de la voiture et montre sa télévision en la désignant par ces mots : « la vraie vie ! » Cette publicité et cette caricature sont suggestives ! La vie deviendra-elle vraie après les multiples achats auxquels nous invitent modes et soldes, et saurons-nous la découvrir derrière le petit écran ? Arriverons-nous à la trouver au bout de nos microscopes et de nos livres, pourtant nécessaires ? Livrera-t-elle son secret au bout de lois civiles, pourtant indispensables, mais toujours plus nombreuses pour codifier les manières de vivre ? Dira-t-elle son nom au bout de la force qui impose ses manières d’organiser la justice afin de vivre ensemble ? Où donc est la vraie vie ?

C’est pourtant de cette vie que chaque personne humaine est appelée à vivre. Il est bon et reposant de demeurer sous l’arc-boutant biblique des vivants. Il dresse un espace où tout vivant trouve un peu d’ombre où s’abriter quand le poids du jour et de la chaleur se fait trop sentir. Là, nous entendons un appel paisible à la vie. Là, nous redécouvrons notre vrai titre de gloire : nous sommes des « vivants ». Loin de nous glorifier de richesses diverses, qu’elles aient été acquises avec effort ou par le jeu du hasard, nous nous reconnaissons tous frères en cette vie qui est nôtre et dans cet appel qui murmure au fond de nous : « tu choisiras la vie pour vivre. » Quelle parole lumineuse pour nous guider sur le chemin de nos existences ! Pour vivre, nous dit la Bible, ne choisis pas une richesse particulière et n’ouvre pas avec « inquiétude » pour l’acquérir et te reposer sur elle. Si tu veux vivre, choisis donc, entre tous les trésors qui se présentent à toi, celui de la vie ! Aux trésors divers et variés que l’homme peut posséder, il a toujours le loisir d’ajouter indéfiniment des richesses ; si tu choisis ces trésors, ta soif de vivre ne sera jamais désaltérée. Mais au trésor de la vie, tu ne peux rien y ajouter, pas une seule « coudée » ! Choisis donc ce trésor-là pour vivre !

Voici l’homme, unique en son visage et son désir

Nous avons souvent entendu durant ces Conférences de Carême le propos que jadis Pilate, le premier, prononça : « Voici l’homme ! » Remarquons que le procurateur romain n’a pas dit : « voici le vivant », ni « voici le témoin du Dieu vivant ». Pourquoi ce propos plus énigmatique et plus général ? Que veut nous dire l’évangéliste saint Jean en le mettant dans la bouche de Pilate à ce moment de la Passion ? Que de fois l’avons-nous entendu sous les voûtes de Notre-Dame au cours de ce Carême ! Pilate nommait alors Jésus de Nazareth. Les dix orateurs qui se sont succédé durant ces dimanches de Carême s’en sont souvenus. En les écoutant, nous avions l’impression de voir le doigt du procurateur romain leur indiquer vers où porter leur regard : vers cet homme que la figure de Joseph, vendu par ses frères, annonce et que tout le monde appelle Jésus. Lui, Pilate, le païen, a appris qu’il était roi. Désemparé et fasciné, il invite à le dévisager longuement pour tenter de percer son secret. Que se cache-t-il derrière ce visage si royal et si vulnérable, derrière ses traits tellement écartelés, tout à la fois creusés de souffrance et majestueux de silence. Si cet homme a choisi la vie pour vivre, comment son visage et ses traits déchiffrent-ils l’énigme de la vie ?

Le procurateur romain a prononcé son ecce homo à Jérusalem devant Jésus de Nazareth. Les orateurs de ce Carême, eux, l’ont proclamé devant l’homme contemporain. Ils ont regardé cet homme concret, vivant en notre siècle. Chacun fut en quelque sorte un témoin de l’homme. Le cadre de Notre-Dame, marqué par la prière séculaire des croyants et aussi par la quête de Dieu de tant d’hommes et de femmes, les a comme obligés à livrer avec simplicité et sincérité leur manière de voir. Ils ont laissé transparaître que, pour parler de l’homme, le poids de l’expérience est plus lourd que celui du savoir, pourtant si précieux. C’est ainsi que, devant nous ici rassemblés dans la cathédrale, ou pour les auditeurs de la radio et les téléspectateurs de KTO, ils osèrent se présenter et parler comme des témoins. De cela, nous leur savons gré.

En écoutant leurs paroles, ici, à Notre-Dame ou le dimanche soir au cours de leur dialogue au micro de Radio Notre-Dame, nous devinions leurs expériences personnelles qui s’y trahissaient. Chacun de nous a pu y reconnaître une part de son expérience. Croyant ou incroyant, notre regard sur l’homme s’est conforté, enrichi ou corrigé. Ou au contraire, nous avons ressenti certaines frustrations devant des attentes non comblées. Peut-être, quelques-uns parmi nous ont été rassurés de leurs inquiétudes devant telle parole qu’ils avaient entendue auparavant et qui avait heurté certaines de leurs convictions ou contredit certains de leurs engagements en faveur de l’homme. Quoi qu’il en soit, l’un ou l’autre orateur a attiré notre attention sur un des traits du visage d’homme qui s’est dessiné sous nos yeux. Ces Conférences de Carême, que nous pouvons relire, nous ont finalement provoqués à porter nous aussi notre propre regard sur l’homme. De cela aussi, nous sommes reconnaissants aux conférenciers.

Si nous avons souvent entendu « voici l’homme », la répétition n’a jamais été lassante. Ce propos de Pilate, loin d’être un slogan, fut chaque fois prononcé avec une confiance certaine en l’homme. Plus que cela, les orateurs nous ont entraînés dans leur estime, voire leur amour de la personne humaine. Leur intérêt pour l’homme a pris les accents de l’admiration devant le trésor inouï que représente un être humain avec ses potentialités et son caractère si étonnant d’unicité : chacun est unique, absolument unique en son visage, en son désir et en son histoire. Saint Jean de la Croix, auquel Julia Kristeva a fait référence, a ce mot admiratif : « il n’y a pas deux âmes qui se ressemblent par moitié ! » Quelle profusion dans l’univers des personnes humaines ! Aucun enfant des hommes ne ressemble à un autre ! À quel immense respect pour l’histoire de chacun, cette unicité nous invite ! Jean de la Croix se dit tout entier dans sa sollicitude quasi maternelle pour l’itinéraire unique de chacun qui, dans sa quête de Dieu, traverse obscurités et lumières, pour avancer toujours plus loin, sans s’arrêter en chemin, et connaître peu à peu l’Amour tel qu’il n’y en a pas de plus grand. Comme il est fraternel ce Jean de la Croix : il ne s’est fait le docteur des nuits de l’âme que parce qu’il est surtout le docteur de l’amour. Sa vie est la meilleure exégèse de ses poèmes et de ses commentaires. À son sujet, les témoignages sont concordants : frère Jean de la Croix, en particulier auprès de ses frères malades, vécut avec une délicatesse et une tendresse fraternelles étonnantes.

Il faut revendiquer l’amour pour l’homme

L’admiration pour l’homme se vérifie dans l’amour avec lequel son itinéraire est accompagné pour qu’il devienne toujours plus une histoire libre et personnelle. Comme l’a bien montré Marguerite Léna, cet amour « transfigure » la liberté humaine et lui donne son véritable élan. Alors, l’homme ainsi libéré construit son histoire en donnant à son tour de l’amour. Les liens sociaux qui l’ont accueilli et qui l’entourent ici-bas sont eux aussi transfigurés. Michel Serres nomme ces noms nouveaux qu’ils acquièrent alors : « père, mère, fille ou fils » auxquels il faut ajouter celui de frère et sour. Le lien biologique est métamorphosé en un lien de liberté où chacun se reconnaît dans la vérité de son existence. Telle est l’œuvre admirable de l’éducation qui permet à chacun d’entrer pleinement dans la vie véritable, sans y ajouter une coudée, toujours illusoire. Le lien social subit aussi une métamorphose : la fatalité, qui le caractérise souvent, se mue en fraternité. « L’amour, dit encore Jean de la Croix, ne se paye que par l’amour. » Non pas comme un salaire dû, mais comme un élan naturel né de l’amour et pour aimer. Ainsi est la vraie vie qui suscite admiration envers l’homme appelé à la vivre.

Mais c’est précisément en raison de cette admiration pour l’homme, que les orateurs montrèrent leur inquiétude devant l’avenir qui lui est parfois réservé. Henri de Villefranche et Claude Vigée montrèrent le juste chemin de l’espérance où le vivant avance entre les deux abîmes de l’illusion et du désespoir. Julia Kristeva et Anne-Marie Pelletier, ainsi que Marie de Hennezel et Brice de Malherbe soulignèrent la fécondité de la juste compassion devant les souffrances que l’homme endure et les angoisses qui l’habitent quand le mépris de soi ferme les portes de la vie, ou quand s’approche l’heure de sa mort. Quoi qu’il en soit, c’est bien cette passion pour l’homme qui les a conduits à reprendre à leur compte ce « voici l’homme » et à le prononcer ici, à Notre-Dame.

Aujourd’hui, en ce 9 avril 2006, un an exactement après l’« adieu » que le monde lui adressait en participant à la célébration de ses obsèques, nous pensons à la passion de Jean-Paul II pour l’homme, lui qui fut l’infatigable prédicateur de la beauté et du caractère transcendant de la personne, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu. La prédication du Pape voulut faire écho à la passion de Dieu lui-même, qui a « tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils, non pas pour juger le monde mais pour que le monde soit sauvé. » Dieu est un passionné, vient de nous dire Benoît XVI. Il s’est en quelque sorte passionné pour l’homme ! Il éprouve à son égard un amour jaloux. Telle est en quelque sorte la jalousie qui habite les hommes de Dieu. Aujourd’hui, en écho aux paroles entendues à Notre-Dame, il est bon de se souvenir du mot prononcé à Paris par Jean-Paul II : « Il faut affirmer l’homme pour lui-même et non pas pour quelque autre motif : uniquement pour lui-même ! Bien plus, il faut aimer l’homme parce qu’il est homme, il faut revendiquer l’amour pour l’homme en raison de la dignité particulière qu’il possède. » Écoutons aujourd’hui à nouveau ce triple « il faut » que Jean-Paul II n’a cessé de répéter sous toutes les latitudes, à tous les groupes qu’il est allé rencontrer. Ne nous méprenons pas. Ce « il faut » n’est pas une exigence d’abord due aux difficultés rencontrées ici ou là par l’homme contemporain. Le bon sens suffirait pour nous inviter à aller à la rencontre de l’homme souffrant, marginalisé, affamé. Il faut aimer l’homme non seulement parce qu’il souffre et qu’il a faim de pain, de bonheur, de paix ou de justice, mais aussi et surtout parce qu’il est un homme ! Le triple « il faut » de Jean-Paul II concerne l’homme qui a la vie. Et seul le vivant aime le vivant. Dieu aime tous les hommes, de sa conception à son dernier souffle. L’homme qui manque d’amour pour son frère manifeste non pas d’abord sa méprise sur la vie, mais plutôt qu’il est enfermé dans le déni de soi-même. Il s’ignore lui-même comme un vivant, que pourtant il est. Sans doute ne s’aime-t-il pas en vérité, parce que, pour reprendre le mot de Marguerite Léna, il n’a pas été aimé de l’amour qui transfigure un destin en une histoire. « L’homme ne peut vivre sans amour », lit-on dans la première encyclique de Jean-Paul II qui continue ainsi : « Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s’il ne reçoit pas la révélation de l’amour, s’il ne rencontre pas l’amour, s’il n’en fait pas l’expérience et s’il ne le fait pas sien, s’il n’y participe pas fortement. »

En dévisageant l’homme que nous montre Pilate, nous découvrons un visage en attente d’amour. Sa vie ne prend sens que dans l’amour. Aucun calcul n’en est la mesure. Il choisit la vie et entend en retour les cris à mort : « crucifie-le ! crucifie-le ! » Il demeure dans son choix, n’attendant rien d’autre que l’amour qui, comme la vie, n’a pas de mesure. Devant ce choix, Pilate est impuissant. Il ne peut lui offrir la vie, car pauvre procurateur romain, comme tout pouvoir ici-bas, il n’est pas la source de la vie. Pourquoi ne s’est-il pas offert pour aimer Jésus ? Pourquoi n’a-t-il pas compris que ce visage d’homme prenait sens dans la rencontre de l’amour ? Pourquoi Pilate ne voit-il pas que cet homme n’est pas dangereux puisqu’il ne choisit que la vie ? Comment se fait-il que ce procurateur romain reste dans la méprise du « plus » à désirer sans cesse ? Pense-t-il que son pouvoir ajoute une coudée à sa vie ? Jésus, lui, choisit la vie à l’intérieur même de sa vulnérabilité extrême. Par lui, le choix de la vie se glisse jusque dans la mort. Quand Pilate dit « voici l’homme », il ne voit pas que le choix de la vie est en train de dissoudre la mort. Jésus choisit la vie pour vivre, selon le commandement reçu de son Père. Il devient le Ressuscité. Comme l’a noté Michel Serres, la mort elle-même s’est retirée. En Jésus, la vulnérabilité la plus extrême n’est plus absurde. Elle est l’étonnant lieu de vie.

Entrer dans l’expérience de l’homme

La parole des orateurs a retenti comme une invitation à oser prononcer ce propos de Pilate. Ils nous ont d’une certaine manière interrogés : et toi, quel regard portes-tu sur l’homme quand il est vulnérable ? Que dis-tu de lui et de sa vulnérabilité ? Comment prononces-tu ce « voici l’homme » ? À la mesure de leur écoute de l’homme et de leurs expériences, nous nous sommes sentis portés à recevoir fraternellement leur interrogation. De cela, nous leur sommes vivement reconnaissants. Ils nous invitent à faire mémoire de nos expériences, à les réfléchir, à les partager dans l’écoute mutuelle qui nourrit le dialogue patient et respectueux. Ils nous appellent tous à faire nôtre, un jour ou l’autre, le propos de Pilate. Encore faut-il savoir regarder le visage de l’homme contemporain pour en recevoir une lumière qui autorise à dire : « voici l’homme ! »

Comment entendre cette invitation à l’expérience ? Comment entrer dans l’expérience de l’homme, à oser la faire en vérité ? Ces Conférences de Carême nous encouragent à cette audace, soit en sortant de notre pur savoir livresque pour le vérifier et l’enrichir à l’aune de la relation humaine, soit en portant attention à nos relations apparemment banales et quotidiennes auxquelles nous n’attachions aucune importance. N’est-ce pas en effet de ces relations humaines que surgit une expérience unique, qui ne ressemble à aucune autre ? L’expérience authentique vient d’un compagnonnage avec l’homme contemporain, je veux dire avec cet homme concret aux prises avec sa vie et celle des autres. Chez ceux qui osent faire un bout de chemin avec cet homme-là, tombe assez vite le masque des certitudes, ou celui de l’indifférence et de l’égoïsme qui d’ailleurs s’ignore tant qu’on ne s’est pas mis en chemin.

À ceux qui marchent aux côtés de l’homme contemporain, se dévoile peu à peu une énigme, l’énigme de toutes les énigmes, la seule qui vaille la peine de vivre la vie, l’énigme qui offre enfin une clé de compréhension à notre vie. L’homme contemporain, celui de notre famille, mais aussi notre voisin de palier, de métro ou d’autobus, notre collègue de travail, ou encore, l’homme de la rue, l’homme des hôpitaux, l’homme des prisons, l’homme des vertiges nocturnes, bref, l’homme, notre frère d’aujourd’hui, est tout à la fois marqué par un tragique destin et habité par une sublime vocation. Homme de désir illimité, il éprouve sans cesse ses limites. Assoiffé d’une liberté que nulle contrainte ne doit altérer, il se sent si souvent emprisonné par les multiples aspérités de la vie. L’homme s’imagine fort et il doit accepter sa vulnérabilité qu’il juge comme un obstacle. Tous ceux qui accompagnent l’homme, d’une manière ou d’une autre, perçoivent cette énigme. Ils sentent en lui un appel irrésistible à l’absolu, sans arrêt contredit par le relatif et l’éphémère. Ainsi tiraillé et écartelé, l’homme semble soumis aux choix des excès, dans le sens de son désir ou vers le néant. Le visage douloureux de Jésus est comme frappé de nos excès. La démesure de notre désespoir et l’indéfini de notre soif d’absolu ont dessiné les traits de sa souffrance. La chute vertigineuse vers le vide et la volonté d’acquérir toujours plus ont écartelé son corps. Comment accepte-t-il cette tyrannie de l’excès qui s’impose à lui et qui le conduit à la mort ? Quelle violence, en effet, a subie Jésus !

L’homme contemporain semble lui aussi écartelé entre ses excès. Mis au rouet de ces contradictions, les hommes revendiquent dans un sens ou dans l’autre. La mondialisation médiatique les fait communier dans ces revendications. Il y a 40 ans, le concile Vatican II a énuméré de façon étonnement moderne ces revendications. Il en conclut : « Sous toutes ces revendications se cache une aspiration plus profonde et plus universelle : les hommes et les groupes ont soif d’une vie pleine et libre, digne de l’homme, qui mette à leur propre service toutes les immenses possibilités que leur offre le monde actuel. »

Mais qu’est-ce que la « vie pleine et libre, digne de l’homme » ? De la relation humaine vécue en vérité, naît peu à peu une réponse. En effet, au creuset de cette relation acceptée et endurée librement, se forge l’expérience de la vie. Nous l’avons entendu au cours de ces dimanches : de cette expérience surgit l’estime de l’homme, la confiance en l’homme.

Oser la vraie relation

Faisons ici une remarque à propos de cette confiance en l’homme. Celle-ci ne vient pas d’une évidence déduite par des raisonnements plus ou moins sophistiqués. On sait à quelles barbaries peut conduire la raison livrée à elle-même. Comment la raison humaine pourrait-elle être assurée de ne pas déchoir dans des fantasmes quand elle se propose de raisonner en elle-même et de tirer des conclusions à partir de ces cogitations ? Quelle garantie la raison peut-elle trouver pour ne pas se livrer à ses obscurités ? Malheur à ceux qui oublieraient la tragique histoire du XXème siècle, s’est exclamé Jean-Paul II. Cette histoire, ô combien douloureuse, n’invite-t-elle pas la raison à avoir peur de son isolement et à se poser ces salutaires questions, surtout quand elle ose dire : « voici l’homme » ? Sa confrontation au réel demeure une garantie, à condition qu’elle sache le recevoir et non l’asservir. La raison humaine trouve ses lumières quand elle avance sur le chemin du rapport interpersonnel qui va d’une personne à une autre personne. Que de sagesse dans certaines coutumes qui offrent un art de vivre ensemble ! « L’avenir du monde serait en péril s’il ne savait pas se donner des sages », affirme le concile Vatican II. Il continue : « Pourquoi ne pas ajouter cette remarque : de nombreux pays, pauvres en biens matériels, mais riches en sagesse, pourront puissamment aider les autres sur ce point. »

Mais de quel rapport interpersonnel s’agit-il exactement ? Nous avons perçu à quelle richesse de réflexion les orateurs ont été conduits par leurs expériences. Cette expérience qui conduit à confesser : « voici l’homme », est singulière. Elle acquiert toute sa valeur quand elle se nourrit de confiance. « Les vérités recherchées dans cette relation interpersonnelle, écrit Jean-Paul II, ne sont pas en premier lieu d’ordre factuel ou d’ordre philosophique. Ce qui est plutôt demandé, c’est la vérité même de la personne : ce qu’elle est et ce qu’elle exprime de son être profond. » Il faut croire en la personne rencontrée pour la laisser exprimer le fond de son être ! Comment oser affirmer en vérité « voici l’homme » sans avoir écouté cette personne concrète que l’on rencontre, sans recevoir ce qu’elle exprime de son être profond ? Il est proprement impossible d’établir une telle relation sans être habitée par une confiance a priori en l’autre, et une confiance qui ne se dément pas avec le temps, bref, sans une confiance qui s’appelle fidélité.

Ce rapport interpersonnel ne s’arrête pas aux réalités externes, comme la couleur de la peau et des yeux, ni aux qualités de l’intelligence et du corps. Nous sommes certes obligés de considérer cela, mais la confiance en l’homme va plus loin. Elle ne se laisse pas entraver par la différence, comme l’ont bien perçu Axel Kahn et Jean Vanier. La différence ne porte jamais sur la vie, mais sur les manières de vivre. Ces différences peuvent susciter des peurs. La confiance ne les ignore pas, mais elle appelle à les traverser. Elle accepte d’être dérangée par l’expression de l’autre. Elle existe dans un rapport qui va d’une personne à autre personne. Elle relie deux êtres, et non leurs biens. Elle se réalise dans la « relation pure », dirait Martin Buber, c’est-à-dire, dans la relation qui s’exprime par un « je te reçois », un « je t’aime », un « je t’accueille ». La confiance en l’homme exige cette relation qui va du « je » au « tu ». Celui qui écoute est obligé de sortir de ses idées, de quitter ses habitudes, de ne pas imposer ses coutumes, pour recevoir le « tu » tel qu’il s’exprime. D’une certaine manière, il se donne à celui qui s’exprime. La mère de famille qui scrute son enfant pour comprendre ce qu’il vit, le sait parfaitement.

Recevoir est le maître-mot du regard sur l’homme. Saint Jean de la Croix, encore lui, est un maître dans cet art de recevoir. Jean-Paul II, quant à lui, notait que « la perfection de l’homme ne se trouve pas dans la seule acquisition de la connaissance abstraite de la vérité, mais aussi dans un rapport vivant de donation et de fidélité envers l’autre. » Nous saisissons mieux la foi commune des orateurs qui se sont succédé. Leur confiance dans l’homme est née non à partir de pures réflexions livresques, même si celles-ci sont nécessaires et apportent un soutien précieux, mais à partir de rencontres vécues dans la relation. La confiance, nourrie d’une écoute ouverte, permet à l’autre d’exprimer la vérité de sa personne. Le temps éprouve la confiance et la purifie de telle sorte que l’écoute existe avec le moins possible de filtres. Ainsi affinée, la relation devient de plus en plus capable de recevoir. Telle est la confiance qui permet de recevoir l’homme tel qu’il est. Loin d’être innée, elle naît de cette écoute et se nourrit du visage humain que dessine peu à peu l’autre quand il exprime son être profond. Jean-Paul II précise que cette connaissance « qui se fonde sur la confiance interpersonnelle, n’est pas sans référence à la vérité : en croyant en l’homme, l’homme s’en remet à la vérité que l’autre lui manifeste. »

La confiance parfaite et inaltérable en l’homme naît de la foi en Dieu et en son amour pour chaque personne. Aucune n’est étrangère à la croix du Christ. En nous indiquant son visage douloureux, Pilate nous montre tout homme vivant, aux prises avec sa croix personnelle. En Jésus, toute vulnérabilité est devenue un lieu de vie. Chaque homme est concerné par sa Croix. Celui qui laisse descendre jusqu’au fond de lui le « voici l’homme » de Pilate, ose accepter sa propre faiblesse. Il porte ainsi sa croix personnelle ; il trouve alors la vie. Le chrétien animé par l’amour du Christ pour l’homme sait qu’aucune histoire n’est absurde parce que Dieu est venu à la rencontre de chacune. « L’amour du Christ nous presse » d’oser la vraie relation avec l’homme et de voir en lui un frère. Au cœur de cette relation, le croyant au Christ verra un jour les lieux et les moments où se dévoile la rencontre bouleversante entre cette histoire personnelle et le Christ. Le croyant, nourri de sa foi en l’amour insondable de Dieu, voit alors l’éclosion de la joie dans l’homme avec lequel il marche. Nul ne peut la ravir. La différence, parfois si grande, entre deux personnes, est source de communion dans la joie.

Axel Kahn a évoqué la différence comme l’occasion d’un véritable enrichissement. Pour bien nous le faire comprendre, Jean Vanier a précisé que cet enrichissement était une humanisation du cour, car, disait-il, nous devenions capables d’accueillir ce qui est vulnérable en nous-même. Celui qui reçoit ainsi, et qui reçoit de plus en plus la vérité de l’homme, c’est-à-dire sa vulnérabilité, grandit en liberté. Il devient de plus en plus libre de ses peurs et libre de ses limites.

La vulnérabilité n’est plus une crainte

Avec la relation humaine véritable, un changement s’opère. Autrefois, les limites apparaissaient comme infernales. Le mot vulnérabilité représentait une insupportable humiliation. Ces limites étaient tout autant celles de son corps, de son savoir, de sa force et finalement, celles de sa mort. Mais la relation a mis en contact avec les limites d’autrui. L’écoute a permis au visage d’homme de se dessiner non pas seulement au-delà de ces limites, mais dans ces limites. Nous le savons, la vieillesse est devenue une donnée incontournable de notre civilisation. Que serait la vieillesse si elle n’était qu’une limite derrière laquelle se cachait quelqu’un rêvant perpétuellement d’être jeune ? Ce rêve serait une mascarade ou entretiendrait la tristesse de n’être jamais ce à quoi on aspire. C’est dans la vieillesse elle-même qu’apparaît le véritable visage de la personne humaine. La relation emprunte d’écoute le laisse peu à peu apparaître. Comme un plan d’eau agité de vagues et encombré d’algues qui, au premier moment, renvoie une image déformée et laide, mais qui, enfin avec le temps, laisse se réfléchir le visage aimé.

Désormais, la vulnérabilité n’est plus crainte ; elle est devenue le lieu où se manifeste la beauté de la personne, comme l’ont remarqué plusieurs de nos orateurs. La vulnérabilité de l’autre n’est pas seulement objet de compassion, mais, a souligné Julia Kristeva, elle nous conduit au cœur de la nôtre. Marie de Hennezel a rappelé que le visage qui nous apparaît dans sa nudité et sa vulnérabilité, nous appelle à une « responsabilité infinie ». Nous ne pouvons l’exercer que si nous allons « au cœur de notre impuissance face à la souffrance de celui qui va mourir ».

Le visage que Pilate nous indique est marqué de la contradiction infinie de nos excès. C’est précisément au centre de cette contradiction que se situe la vulnérabilité. Celle-ci ne s’éprouve jamais tant que devant la mort. Vivre indéfiniment fait surgir en nous un dynamisme puissant qui se heurte jamais autant à la vulnérabilité que devant l’arrivée de la mort. Faut-il fuir cette mort et se réfugier dans ce dynamisme illusoire ? Ou, au contraire, laisser ce dynamisme s’évanouir dans le désespoir mortel ? Jésus, on l’a vu, inscrit la mort dans sa volonté si puissante de vivre. Il va librement au cœur de sa vulnérabilité la plus extrême en faisant le choix de la vie à l’intérieur même de la mort qui vient. Là, en quelque sorte, il devient vulnérabilité. C’est ainsi qu’il assume la nôtre, a noté le père Brice de Malherbe dans sa belle interprétation du voile de Véronique. Marie de Hennezel nous a invités à redécouvrir « le lien mystérieux entre vulnérabilité et humanité ». Quand ce lien se noue, ne sommes-nous pas alors au point où la vie est vécue en plénitude ?

Etty Hillesum, à laquelle nous ont renvoyés Anne-Marie Pelletier et Marie de Hennezel, a magnifiquement décrit l’émergence de ce lien chez elle, malgré les heures tragiques de son existence. Elle écrit le 3 juillet 1942 : « Notre fin, notre fin probablement lamentable, qui se dessine d’ores et déjà dans les petites choses de la vie courante, je l’ai regardée en face et lui ai fait une place dans mon sentiment de la vie, sans qu’il s’en trouve amoindri pour autant. Je ne suis ni amère ni révoltée, j’ai triomphé de mon abattement, et j’ignore la résignation. Je continue de progresser de jour en jour sans plus d’entraves qu’autrefois, même en envisageant la perspective de notre anéantissement. Je ne me parerai plus de belles formules qui prêtent toujours à malentendu : "j’ai réglé mes comptes avec la vie, il ne peut plus rien m’arriver (.)" En disant : "J’ai réglé mes comptes avec la vie", je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie ; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, en méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. C’est ma première confrontation avec la mort. Je n’ai jamais très bien su comment appréhender la mort. À son égard je suis d’une virginité totale. Je n’ai encore jamais vu un mort. C’est incroyable : dans ce monde semé de millions de cadavres, à vingt-huit ans je n’ai encore jamais vu un mort ! Je me suis souvent demandé : quelle est ma position face à la mort ? Mais je n’y ai jamais réfléchi sérieusement, le temps ne pressait pas. Et maintenant la mort est là en vraie grandeur, s’imposant pour la première fois et pourtant vieille connaissance, indissociable de la vie et qu’il faut accepter. C’est si simple. Pas besoin de considérations profondes. La mort est là tout d’un coup, grande et simple et naturelle, entrée dans ma vie sans bruit. Elle y a désormais sa place et je la sais indissociable de la vie. »

L’espérance et l’amour de la vie

Les orateurs en nous invitant à nous poser nous-mêmes la question sur l’homme, nous appellent à la rencontre interpersonnelle basée sur la confiance en l’autre. Ils nous encouragent à oser ces rencontres dans la vraie relation où l’autre manifestera à nos yeux émerveillés la vérité de son existence comme personne. Il faut oser, car cette relation nous fait entrer dans notre propre vulnérabilité. Et cette manifestation deviendra pour nous une lumière sur notre propre existence comme personne appelée à vivre. Mais c’est seulement au prix de notre vulnérabilité que la vie peut apparaître à nos yeux.

Écrite au fond des cours, la parole et le geste mettent au jour la vie, la font naître à la conscience de qui sait écouter cette parole et recevoir ce geste. Par cette relation interpersonnelle tissée peu à peu dans la confiance, nous devenons capables de comprendre les mots de la vie, écrits au fond des cours. Le concile Vatican II a souligné que l’homme, au plus intime de son être, est de nature sociale. Par son existence quotidienne, il s’éprouve ainsi. L’isolement qui dénoue toute relation est mortel. De nature sociale, l’homme est appelé à entrer en relation, selon cette attitude d’écoute. Dans cette relation où il entre en vulnérabilité, il apprend la vraie vie. Son péché consiste à utiliser sa dimension sociale pour capturer l’autre à son gré ; il court alors le risque de n’être jamais satisfait car il se prive de tout accès au trésor de la vie. Plus fortes seront ses captures de l’autre, que ce soit par la séduction ou par la tromperie, plus il aura soif d’augmenter le nombre de ses proies. Au contraire, en recevant l’autre tel qu’il est en son être de personne, il grandit en liberté et en vie. Il voit croître en lui l’amour des autres dans leurs liens sociaux. L’amour pour l’homme se traduit nécessairement dans le service de la société. La vie véritable s’épanouit toujours dans un vivre ensemble.

Les relations de personne à personne ouvrent à la lecture de la vie écrite au fond des cours. Ces multiples pages d’écriture, aussi nombreuses que les personnes, sont faites pour être lues et déchiffrées. Qui dénierait à un cour d’homme le droit de choisir la vie pour vivre ? Encore doit-il trouver à sa porte une oreille et une confiance qui lui permettent de se dire dans la vérité de son être, et qui lui manifestent qu’il est un vivant. Alors il choisira la vie. Et son choix le fait entrer dans la vie pleine, digne de l’homme. Celui qui sait lire les cours, saura un jour faire sien le propos de Pilate. Il prononcera avec admiration : « voici l’homme ». Il ne restera pas à distance comme le procurateur romain, mais offrira à cet homme du XXIème siècle la seule démesure adaptée à la vie : l’amour.

Il existe une autre Écriture, le livre-témoin de notre si noble vocation selon Dieu. Blessés, nous n’arrivons pas à vivre cette « relation pure ». La lecture des cours est toujours partielle, car notre regard est bridé par nos oillères. Qui acceptent d’entrer pleinement dans sa vulnérabilité ? Qui ne sent pas d’instinct le besoin de se protéger ? Ne voyons-nous pas ici ou là se lever des barrières de protection, au nom aussi divers que nationalisme, fondamentalisme, communautarisme, intégrisme ? Les orateurs nous ont alors guidés sur un autre chemin : ils ont lu l’Écriture Sainte et nous invitent ainsi à le faire nous-mêmes. Nous nous sommes mis nous-mêmes sous le si bel édifice de la Révélation, avec ses deux admirables piliers. Sur le premier mur de cet édifice, il est écrit l’histoire de Joseph, vendu par ses frères. Il nous montre que la vulnérabilité donne vie à la véritable espérance. Entre l’illusion d’un avenir compté, soupesé, qui ne viendra jamais, et la chute dans la paresse, la misère et le désespoir, le père Henri de Villefranche a évoqué dimanche dernier « un désir, une attente, une admiration, un appétit pour un avenir qu’on ne connaît pas et qu’on souhaite voir venir ». La figure de Joseph, telle que le livre de la Genèse la rapporte, magnifie l’espérance imprévue, au cœur de la misère. Claude Vigée, à son tour, a montré comment Joseph « trouve dans son humaine misère le pouvoir d’endurance et un don de rayonnement quasi-surnaturel, qui lui permettront de maîtriser à l’instant propice le destin hostile ». Telle est bien l’espérance située au cœur de la vulnérabilité. Toujours selon Claude Vigée, la clé du comportement de Joseph réside en effet dans l’amour inné de la vie et de tous les vivants. C’est pourquoi, Joseph est animé d’une quête obstinée pour ses frères malveillants. Il sait, pour reprendre l’expression de Claude Vigée, qu’il est toujours possible de « faire surgir les vagues de la vie ».

Ainsi, la relation pure qui permet de lire les cours, comme l’Écriture Sainte où se lit le témoignage que Dieu rend aux hommes, nous conduisent sous la clef de voûte de l’édifice des vivants. Pour nous chrétiens, disciples de Jésus, le Christ en est la pierre angulaire. C’est lui le vivant ! Il est la parole éternelle que le Père ne cesse de prononcer pour que les hommes aient la vie. « En lui est la vie, et la vie est la lumière des hommes », écrit saint Jean. Prenant sur lui notre vulnérabilité, il y a déposé une fois pour toutes la vie. L’homme que nous montre Pilate rejoint chacun de nous dans sa vulnérabilité. Il aime chacun d’entre nous et, en même temps qu’il nous dévoile le vrai de la vie, nous appelle doucement à vivre. Nos désirs illimités, qui nous pousseraient à choisir des biens aussi grandioses que ces désirs, sont alors invités à faire sagement alliance avec nos limites. Là, dans la vulnérabilité, au centre de nous-mêmes, nous entendons clairement l’appel à choisir la vie. Là, se lève une espérance d’un avenir inconnu car il est sans mesure possible, puisqu’il est l’avenir même de la vie. La vie est habitée par l’espérance de la vie. Là, s’éveille aussi l’amour - qui est juste compassion - pour l’homme, notre frère dans la vulnérabilité. La vie est habitée par l’amour des vivants. La vie engendre la vie, avions-nous dit. Tel est l’enfantement sans fin de l’espérance et de l’amour.

Dans l’amour fraternel des hommes entre eux, chacun reçoit sans cesse l’espérance de la vie et choisit plus facilement la vie, sans se laisser séduire par des idoles trompeuses. Il n’est pas étonnant que le Maître de la vie nous ait laissé sa parole de vie : « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »

Mgr Pierre d’Ornellas

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2006 : “Voici l’homme”

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2006 : “Voici l’homme”