Intervention de M. Emmanuel Decaux - Cycle Droit, Liberté, Foi 2009
Cycle "Droit, bonheur ?"- 21 octobre 2009
Troisième soirée : Le droit au bonheur, la mondialisation et la vie de l’entreprise avec M. Emmanuel Decaux, professeur à l’université de Paris II, vice-président de la CNCDH, M. Xavier de Bayser, président du Comité Médicis, et M. Michel Lemaire, ex-membre du Comité Exécutif de la Société Nexans. Sous la présidence de M. Jean Castelain, bâtonnier désigné.
Droit, bonheur dans les textes fondamentaux français et internationaux
Introduction
Je suis très honoré et, oserai-je le dire, très heureux de participer à ce débat, ce qui tendrait à prouver que si le bonheur n’existe pas il y a des moments de bonheur…
Permettez-moi de faire quelques remarques préalables, qui reprendront sans doute ce qui a déjà été évoqué par d’autres intervenants [1]. D’abord ce constat : le bonheur terrestre semble fugitif, illusoire et éphémère. « Il faut attendre la fin de sa vie pour dire d’un homme qu’il a été heureux » disait déjà Sophocle. Et la Bible nous donne l’image tragique de Job, dont le bonheur semblait si solidement établi et qui subi tout à coup le poids du deuil, de la souffrance et de l’injustice. Le bonheur est fragile. Le plaisir est amer. A fortiori, nous savons que l’Histoire est tragique. Germaine de Staël définissait la gloire comme du « deuil étincelant du bonheur ». Les peuples heureux n’ont pas d’Histoire, mais comment échapper à l’Histoire, avec son cortège de guerres et de crises, alors que la mondialisation s’impose à nous ? Il est impossible de « passer entre les gouttes », pour vivre heureux en vivant caché, selon la vieille sagesse populaire, pour vivre « au petit bonheur la chance ». Bien plus, il y a une part d’égoïsme et de mauvaise conscience dans cette quête moderne du bonheur : « Il y a une espèce de honte à être heureux à la vue de certaines misères » écrivait La Bruyère dans une formule qu’on croirait écrite aujourd’hui.
Ainsi, chacun de nous est confronté au défi de vivre sur un chemin escarpé entre le bonheur et le malheur. Le jeune homme riche de l’Evangile s’éloigne tristement…Car la conscience malheureuse est tout aussi stérile que la bonne conscience. Toutes les morales du Grand siècle en témoignent. C’est Spinoza évoquant dans l’Ethique les pensées négatives, la tristesse diminuant la « puissance de comprendre, c’est-à-dire d’agir » pour leur opposer la joie et le désir [2]. On oublie que Saint-François de Sales dans son Traité de l’Amour de Dieu écrivait pareillement « que la tristesse est presque toujours inutile ains contraire au service du saint amour », évoquant à son tour la joie et la charité [3]. On pourrait aussi évoquer la générosité chez Descartes. Si le bonheur humain est impossible, la meilleure réponse n’est-elle pas la joie, la générosité et la créativité, « le bonheur dans l’action » cher à Lyautey ou à de Gaulle, pour ne pas parler d’une autre dimension du bonheur qui nous dépasse et nous transcende.
Mais si l’on s’en tient au terrain du droit positif, quelle est la traduction juridique de ce bonheur ou de cette quête du bonheur ?
L’origine historique du bonheur, entre discours politique et droit positif
L’expression de droit à la recherche du bonheur est consacrée par la Déclaration d’Indépendance américaine de 1776, en visant les « droits inaliénables que sont la vie, la liberté, et la recherche du bonheur. La formule qui apparaît ainsi sous la plume de Jefferson est héritée de toute une philosophie politique qui remonte à Aristote, en passant par Locke et Rousseau. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un droit au bonheur, comme on le dit trop souvent, mais bien plutôt de la recherche du bonheur, comme une quête permanente, un moteur de l’aventure humaine. Cette manière de concevoir la vie pose cependant quelques questions : A-t-on le devoir d’être heureux ? Le bonheur est-il une forme de politesse sociale et la richesse une vertu économique ? Et surtout, est-ce le rôle de l’Etat de nous rendre heureux, quitte à faire le bonheur des peuples malgré eux, avec tous les risques de dérives totalitaires que nous avons connu au XX° siècle ?
Tocqueville, après avoir consacré de nombreuses pages à la « passion générale du bonheur » et au « goût du bien-être matériel en Amérique », nous a mis en garde contre les dangers d’un despotisme « prévoyant et doux » pesant sur les citoyens des démocraties modernes : « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. (…) il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » [4]. C’était dénoncer à l’avance l’Etat-providence qui prend en charge les besoins de la population de la naissance à la mort, from womb to tomb.
Le juriste est lui-même traditionnellement méfiant à l’égard de la notion de bonheur, de cet impératif du bonheur et du registre des sentiments. Jean Carbonnier ironisait sur tous les textes internationaux, appartenant pourtant au corpus du droit positif, qui parlent de l’ « amitié », de la « fraternité », ou d’autres notions qui ne peuvent faire l’objet d’une obligation juridique ! Le comble serait atteint à ses yeux par la Convention internationale des droits de l’enfant – dont nous venons de célébrer le 20ème anniversaire – qui évoque dans son préambule « un climat de bonheur, d’amour et de compréhension dans l’éducation des enfants » [5]. C’est en effet très étonnant pour un texte international, mais Jean Carbonnier voyait dans la Convention la porte ouverte « à un pouvoir totalitaire, le moyen de s’insinuer dans les familles et de prendre les parents à revers (le spectre de la Hitlerjugend ne manquait pas d’être évoqué) » [6].
Dans le même temps, le discours ambiant montre une obsession et une omniprésence du bonheur, avec un caractère individualiste forcené. Michel Villey dans son histoire de la pensée juridique moderne évoque « l’épicurisme juridique » [7], qu’il faudrait rapprocher de l’utilitarisme économique. Si le but du droit est la maximisation du plaisir individuel ou de l’intérêt personnel, dans une sorte de privatisation du bonheur, qu’en est-il du bonheur collectif qui n’est peut-être que le nouveau nom du « bien commun », ou du « bonheur public ». On parle aujourd’hui de plus en plus souvent des « biens publics mondiaux », tandis qu’à côté du PIB on cherche à mettre en place un indice du bonheur brut…
Dans les excellents dictionnaires sur les Droits de l’homme parus récemment, il est curieux de constater que la rubrique bonheur n’est pas très nourrie. On y trouve cependant toujours la formule de Saint-Just « le bonheur est une idée neuve en Europe » dont on fait trop souvent un contresens faute de recul historique. Ce n’est pas le mot qui est nouveau, c’est l’idée qui est neuve. La Révolution donne un sens moderne au bonheur.
En effet, dans tout le langage politique du XVIIème et du XVIIIème siècle, les souverains ne parlaient déjà que du bonheur de leurs peuples. Il faudrait faire une recherche systématique, dans le discours des juristes [8], mais à s’en tenir à quelques exemples on voit bien l’évolution progressive du discours royal. L’auteur du Testament de Richelieu rappelait que « le premier fondement du bonheur d’un Etat est l’établissement du règne de Dieu ». Cette transcendance s’efface dans les propos de Louis XIV évoquant la recherche de la paix : « C’est à quoi je penserai jusques au moment de sa conclusion, même dans le plus fort de la guerre, aussi bien qu’au bonheur et à la félicité de mes peuples qui a toujours fait et fera jusqu’au dernier moment de ma vie, ma plus grande et ma plus sérieuse application » [9]. On retrouve la même opposition avec les malheurs de la guerre, dans les Instructions au duc d’Anjou écrite en 1700 : « Faites le bonheur de vos sujets » [10].
Au moment clef des Etats généraux, le 23 juin 1789, Louis XVI déclarait à son tour : « C’est moi qui fait tout le bonheur de mes peuples », et ajoutait qu’il allait « au-devant des vœux de la nation en manifestant à l’avance ce [qu’il voulait] faire pour son bonheur » [11]. On retrouvera d’ailleurs le même vocabulaire, paternel sinon paternaliste, dans la Charte octroyée de 1814 : « Heureux de nous retrouver au sein de la grande famille… ». Mais le plus frappant est le langage religieux de la Sainte-Alliance de 1815, évoquant le « bonheur des nations trop longtemps agitées » au lendemain des guerres de la Révolution et de l’Empire : « Leurs Majestés recommandent en conséquence avec la plus tendre sollicitude à leurs peuples, comme unique moyen de jouir de cette paix qui naît de la bonne conscience, et qui seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l’exercice des devoirs que le divin Sauveur a enseigné aux hommes » [12].
Le bonheur existait mais il s’agissait d’un bonheur providentiel, d’un bonheur octroyé. Le basculement apparaît dans la réponse de Mirabeau à Louis XVI ce même 23 juin 1789. Dans ce discours qui est à l’origine du Serment du Jeu de Paume, Mirabeau répond : « c’est de nous seul que 25 millions d’hommes attendent un bonheur certain parce qu’il doit être consenti, donné et reçu par tous ». On passe à un bonheur prométhéen, à un bonheur revendiqué comme un droit et comme une conquête [13].
A partir de là, nous pouvons examiner brièvement deux aspects de notre problématique : la revendication politique du bonheur et la revendication sociale du bien-être.
La revendication politique du bonheur : bonheur de la liberté et la liberté du bonheur
Toute la généalogie des textes français sur ce sujet est bien connue. Dès la déclaration de 1789, les droits de l’homme sont à la charnière entre les « malheurs publics » et le « bonheur de tous ». La Déclaration de 1793 va plus loin en parlant des « malheurs du monde » et en veillant à ce « que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur ». L’article 1er de la Déclaration proclame que « le but de la société est le bonheur commun ». Le mot a sans doute été galvaudé, on ne parlera plus du bonheur politique… Avec la Déclaration de 1795 le bonheur semble se réfugier dans la vie privée et la morale élémentaire : « Nul n’est bon citoyen s’il n’est bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux ».
Le préambule de la Constitution de 1848 voit la consécration d’un nouveau vocabulaire. Le mot de bien-être y apparaît pour la première dans un texte constitutionnel. Il s’agit « de marcher plus librement dans la voie du progrès et de la civilisation, d’assurer une répartition plus équitable des charges et des avantages de la société, d’augmenter l’aisance de chacun par la réduction graduée des dépenses publiques et des impôts » - vaste programme - et de faire parvenir tous les citoyens « à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être ». Autrement dit le développement moral compte autant que l’aisance matérielle. Des devoirs et des droits de solidarité apparaissent : Les citoyens « doivent s’assurer par le travail des moyens d’existence et par la prévoyance des ressources pour l’avenir ; ils doivent concourir au bien commun en s’entraidant fraternellement les uns les autres, et à l’ordre général en observant les lois morales et les lois écrites qui régissent la société, la famille, l’individu ». De son côté la République doit « par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler ». La fraternité républicaine a remplacé le paternalisme monarchique, comme garant du « bien-être commun ».
Dans le même esprit, le préambule de la Constitution de la IVème République qui appartient à notre droit positif, précise que : « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Le préambule évoque « la sécurité matérielle, le repos et les loisirs », les conditions du bonheur plus que le bonheur proprement dit. Ainsi se trouvent pris en compte les droits économiques, sociaux et culturels qui relèvent des « droits créances », par opposition aux libertés publiques, fondées sur la non-ingérence de l’Etat.
Parallèlement, les textes internationaux manifestent la même émergence des droits de l’homme. La Charte des Nations-Unies de 1945 vise, selon son préambule, à « favoriser le progrès social, et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ». La Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 reprend la formule des quatre libertés de Roosevelt et proclame « l’idéal d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère ». (La formule est très belle en anglais dans sa concision : « freedom of speech and belief, freedom from fear and want »). Toute la Déclaration traduit met l’accent sur le rôle de l’éducation pour le « plein épanouissement de la personnalité humaine » (art.26 §2). Ainsi « l’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité et possible » (art.29 §.1). On retrouve aussi la référence au « bien-être général » comme facteur de limitation des droits de l’homme dans une société démocratique (art.29 §.2). Inversement, « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité (…) » (art.22). La dialectique entre les droits et les devoirs, la solidarité entre l’individu et la famille, la personne et la communauté, l’accent mis sur la dignité intrinsèque et sur le « libre développement », autant de concepts familiers aux chrétiens.
Les deux Pactes internationaux adoptés en 1966 et l’ensemble des instruments universels relatifs aux droits de l’homme déclinent le même registre, au grand dam des contempteurs des droits de l’homme [14]. Dans cet amphithéâtre Louis-Edmond Pettiti, nous pouvons penser également aux traités régionaux, à commencer par la Convention européenne des Droits de l’homme. Tous ces textes visent ce que dans la Charte des Nations-Unies appelle le progrès des Droits de l’homme.
La revendication sociale du bien-être : progrès du droit, droit du progrès.
A défaut de viser le bonheur public, ou même le « bien-être général », le droit va être responsable du progrès des droits de l’homme. Avec une sorte de droit du progrès qui émerge aujourd’hui en changeant toutes les perspectives. L’objectif premier n’est plus de protéger la vie privée des individus des intrusions de l’Etat et de revendiquer la non-ingérence des pouvoirs publics dans la vie privée, sur la base d’obligation négatives, mais de mettre en avant des obligations positives de l’Etat vis-à-vis des personnes : prestations sociales, obligations de moyen voire obligations de résultat. L’accent est mis sur l’égalité et sur la solidarité collective plus que sur la liberté et sur la responsabilité individuelle.
Pour déterminer plus précisément ce droit diffus, il faut définir des titulaires et des débiteurs.
Le premier créancier est d’abord l’individu. L’accent est mis sur les droits individuels, mais nous avons vu que les textes fondateurs accordaient une place centrale à la cellule familiale à travers la protection de l’enfance et de la famille. Ainsi selon la Déclaration universelle, « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son, bien-être et celui de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux » (art.25). Il ne s’agit pas seulement de « besoins de base », conçus de manière purement matérielle sinon matérialiste, d’éléments quantitatifs, mais également de données qualitatives, de droits de l’homme, en tant que tels, inhérents à la dignité de la personne humaine, à notre commune humanité. On est loin de la caricature du droit au bonheur, à l’élixir de jouvence, au beau temps et au soleil garanti pour tous.
Il s’agit bien d’assurer une vie digne pour chacun, à l’intérieur de la famille qui est la collectivité de base. Au-delà de l’individu et de la famille, se profile la problématique des groupes : droits collectifs, droits des collectivités ? A côté de la conception classique fondée sur l’individualisme et sur l’universalité des droits de l’homme – le « citoyen abstrait » de Georges Burdeau – apparaît une approche catégorielle – l’ « homme situé » - à travers la multiplication des groupes vulnérables, les femmes, les enfants, les migrants, les personnes handicapées, faisant l’objet de conventions spécifiques. Mais le problème est encore plus crucial, pour les Etats, face aux minorités nationales et aux peuples autochtones. Ceci pose la question centrale de la reconnaissance de l’identité collective de ces groupes. Et surtout la place de l’identité culturelle comme composante du bonheur. Il y aurait une piste à explorer pour savoir s’il existe une sorte de bonheur culturel.
Enfin on doit s’interroger sur les titulaires d’autres droits créances, les droits collectifs que l’on appelle de « troisième génération », même si personnellement je récuse cette typologie assez réductrice. Il s’agit notamment du droit à la paix, du droit au développement, du droit à un environnement sain, des droits des « générations futures »... C’est d’ailleurs à ce propos que le mot bonheur est employé par la constitution Gaudium et Spes du Concile de Vatican II, dans ce qui est d’ailleurs le seul renvoi de l’index conciliaire pour l’entrée ‘bonheur’ : « le développement c’est le bonheur véritable des peuples », alors que le mot ‘joie’ suggéré par le premier mot de la constitution (gaudium) est très fréquent. Le droit au développement est au cœur des problématiques des Nations Unies, à travers des formules ambigües fruits des tensions et des rapports de force Nord-Sud. Ainsi la Déclaration sur le droit au développement adoptée par l’Assemblée générale en 1986 définit le droit au développement comme un droit individuel et collectif. Reste à trouver le mode d’emploi !
Selon la logique classique du droit des Droits de l’homme, l’Etat est le premier débiteur des droits de l’homme et notamment de ce droit au bien-être. Depuis longtemps l’opposition binaire entre obligations négatives – « libertés-abstentions » – et obligations positives – « droits-créances » – a été dépassée. On distingue désormais, à la suite des travaux d’Asbjörn Eide, qui a longtemps été l’expert norvégien de la Sous-Commission des droits de l’homme des Nations Unies, l’obligation de respecter, l’obligation de protéger et l’obligation de mettre en œuvre les droits de l’homme. Cette grille de lecture a d’abord été appliquée au droit à l’alimentation et au droit à la santé, mais elle est transposable à l’ensemble des droits garantis. L’Etat ne doit pas entraver la jouissance d’un droit, il doit s’assurer que des acteurs privés ne viennent pas remettre en cause ce droit, enfin il doit prendre des mesures concrètes pour en assurer l’effectivité. Ainsi loin d’être seulement des droits programmatoires, sans cesse remis à des lendemains qui chantent, les droits économiques, sociaux et culturels sont désormais pleinement opposables et directement justiciables [15]. Cette révolution juridique apparaît sur le plan international, avec l’adoption d’un protocole additionnel au Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, permettant des communications individuelles, comme sur le plan interne, avec la récente jurisprudence de la Cour de cassation intervenue en 2009 sur l’application directe du Pacte [16].
Au delà des Etats et des organisations internationales, les droits de l’homme concernent également tous les individus et tous les « organes de la société ». A ce titre l’accent a été mis sur le rôle des acteurs privés, notamment en matière de non-discrimination. C’est également le cas de la récente convention sur les droits des personnes handicapées qui fait peser des obligations en matière d’acessibilité sur les entreprises. Le « Pacte global » lancé par le Secrétaire général des Nations Unies en 2000 est fondé sur des engagemenrs volontaires des entreprises en matière de droits de l’homme, de droit du travail et de respect de l’environnement. De manière encore plus systématique, les travaux de la Sous-Commission ont permis de mettre en relief les responsabilités des entreprises, notamment des entreprises multinationales, en matière de droits de l’homme. La Sous-Commission a adopté en 2003 un ensemble de principes déclinant l’ensemble des droits définis dans les textes de base, en se bornant à faire un inventaire exhaustif. A l’époque on a assisté à une levée de bouclier immédiate, contre la simple idée que les droits de l’homme ne concernaient pas seulement les Etats mais également les multinationales. Il ne fallait surtout pas fausser la loi du marché qui devait faire le bonheur collectif, en parlant de la responsabilité sociale des entreprises...
Grâce aux efforts de groupement comme la Business Leaders Initiative for Human Rights, présidée par Mary Robinson, et sa branche française, Entreprises pur les droits de l’homme, une réflexion approfondie a été menée, dans l’intérêt bien compris des entreprises. Et aujourd’hui avec la crise c’est Gordon Brown ou Nicolas Sarkozy qui parlent de « moraliser le capitalisme ».
A ce stade il faudrait évoquer la refondation du système international (OMC), et la place donnée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et à l’Organisation internationale du travail (OIT). On oublie trop que dès le traité de Versailles de 1919 qui jetait les bases de l’OIT, un lien fort était établi entre la justice sociale et la paix dans le monde. Le Statut de l’OIT souligne « qu’il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l’injustice, la misère et les privations », mettant ainsi en danger « la paix et l’harmonie universelle ». Il ne s’agit pas du droit au bonheur, mais du refus du malheur. Il s’agit aussi d’une affirmation de la dignité de l’homme, à travers la revendication « d’un régime de travail réellement humain » et l’idée que le travail n’est pas une marchandise comme une autre…
On est loin de la « mondialisation heureuse » ou du bonheur gratuit et obligatoire, mais tous ces textes visent à créer un monde plus juste, à l’échelle humaine. C’est la Déclaration universelle qui parle d’un « esprit de fraternité ». Il peut s’agir d’une utopie, mais sans s’aventurer sur le terrain théologique, à l’évidence, il y a une résonnance profonde avec la doctrine sociale de l’Eglise. Si la devise républicaine réconcilie la liberté et l’égalité à travers la fraternité, la dernière encyclique Caritas in Veritate, fait un pas supplémentaire en réapprochant la notion de justice et celle de charité.
M. le Président, Mesdames et Messieurs, je vous remercie.
[1] A propos de l’idée de « bonheur sur la terre », cf. Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Fayard, 1961. Et pour une histoire du bonheur, Georges Minois, L’âge d’or. Histoire de la poursuite du bonheur, Fayard, 2009
[2] Spinoza, Ethique, coll. essais, Le Seuil, 1988, p.301.
[3] Saint François de Sales, Oeuvres, La Pléiade, Livre XI, ch .XXI, p.941.
[4] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, IV partie, ch.VI, La Pléiade, Œuvres, vol. II, p.837.
[5] Emmanuel Decaux, Les grands textes internationaux des droits de l’homme, La Documentation française, 2008.
[6] Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la V° République, coll. Champs essais, Flammarion, 1996, p.56.
[7] Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, coll. Leviathan, PUF, 2003, p.448.
[8] Marie-France Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, coll. Léviathan, PUF, 2003.
[9] « Projet de harangue », cité in Louis XIV, Mémoires et divers écrits, Club français du livre, 1960, p.221.
[10] Id, p.223.
[11] Discours cité par Stéphane Rials, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, coll. Pluriel, Hachette, 1989, p.575.
[12] Michel Kerautret, Les Grands traités de l’Empire (1810-1815), Documents diplomatiques du Consulat et de l’Empire, tome III, Nouveau monde éditions/Fondation Napoléon, 2004, p.268.
[13] Cf. aussi sur ce « moment » historique, Edgar Quinet, La Révolution française, vol. I, Belin, 1987.
[14] Cf. notamment Michel Villey, Le Droit et les droits de l’homme, PUF, 1983.
[15] Cf. le colloque de la CNCDH La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948-2008), Réalité d’un idéal commun ? Les droits économiques, sociaux et culturels en question, La Documentation française, 2009.
[16] Note de Christophe Pettiti, in Droits fondamentaux n°7, www.droits-fondamentaux.fr.