Intervention de M. Xavier de Bayser - Cycle Droit, Liberté et Foi 2009
Cycle "Droit, bonheur ?" - 21 octobre 2009
Troisième soirée : Le droit au bonheur, la mondialisation et la vie de l’entreprise avec M. Emmanuel Decaux, professeur à l’université de Paris II, vice-président de la CNCDH, M. Xavier de Bayser, président du Comité Médicis, et M. Michel Lemaire, ex-membre du Comité Exécutif de la Société Nexans. Sous la présidence de M. Jean Castelain, bâtonnier désigné.
Économie, Responsabilité, Bonheur
Introduction
Économie, Responsabilité, Bonheur : 3 mots, 3 concepts que je vais tenter de faire correspondre.
Je commencerai par l’une interrogation suivante : Existe-t-il une finance heureuse ?
Pour essayer de vous montrer que la finance heureuse n’est pas un oxymore, ni même une utopie, ma communication se décomposera en 5 courtes parties :
Nous partirons d’abord du concept de désordre
Nous écouterons ensuite parler le mot bonheur
Puis nous revisiterons l’économie comme Art d’habiter ensemble
Nous verrons alors que le don est au cœur de l’économie et de la responsabilité
Et je terminerai par la présentation d’un cas pratique : l’ISR
1- Commençons par le désordre.
A propos de la sagesse Saint Paul disait que la sagesse de Dieu est folie aux yeux des hommes. Analysons dans cet esprit, le droit et le courbe. Serait-ce une folie aux yeux des hommes que d’imaginer une certaine courbure du droit ? Le droit renvoie en effet à un monde lisse où le désordre doit être combattu. Il se coule bien dans l’esprit de notre époque qui rêve aussi d’un monde lisse et cherche à éliminer tous les aléas. Les risques doivent être évacués, le désordre combattu en mettant en avant le principe de précaution qui introduit à tous les « droits à ». Il convient alors de s’assurer pour tout, même contre les aléas boursiers. Nous avons vu où cela nous menait. Cette attitude dénote en réalité une mauvaise compréhension du désordre. Chercher à le contrer pour mettre de l’ordre s’avère inefficace, voire coûteux. Il est préférable de mieux le comprendre afin de pouvoir accéder à un ordre supérieur. C’est dans ce changement de comportement au regard du désordre que se trouve tout l’enjeu de l’économie post moderne mais aussi celui du bonheur. En effet, si le soleil brillait tous les jours, si l’on s’embrassait en permanence, la vie deviendrait vite bien ennuyeuse. De ce point de vue, il faut se rappeler que Dieu n’a pas créé un monde lisse, mais bien rugueux et que c’est cette rugosité qui fait la beauté du monde et de la vie. Bienheureuse faute, nuit de vrai bonheur chante-t-on la nuit de Pâques. Nous pouvons aussi remarquer que l’un des premiers mots de la Bible est Tohu-bohu qui est souvent mal traduit par le vide et l’informe. En réalité, Tohu signifie le désordre et bohu une puissance d’ordre au cours du désordre. Dieu est en quelque sorte le Père de la théorie du chaos. Il a détruit l’ordre de Babel pour remettre le tohu, le désordre. Et puis Abraham, le bohu, se lève pour partir en Canaan et se révèle une puissance d’ordre. Il est comme la fractale de l’histoire des hommes. Tout commence en effet lorsque l’homme se lève et se met à marcher. Le bonheur suppose cette attitude. Le philosophe Alain ne me contredirait pas sur ce point. De même, dans la Bible, le bonheur n’est pas un nom mais un adjectif, un mot construit : AHCHREI, heureux l’homme qui.
Ainsi le bonheur n’existe pas seul. Il est lié à une action ou à un comportement.
Mon épouse, grâce à une recherche dans la Nouvelle Correspondance de l’Ancien Testament, m’a indiqué les 45 passages où ce mot apparaît. Je vais en reprendre rapidement quelques uns :
Ps 1 : Heureux celui qui prend son plaisir dans la loi du Seigneur
Ps 2 : Heureux tous ceux qui s’abritent en Lui
Ps 40 : Heureux celui qui met sa confiance dans le Seigneur
Ps 41 : Heureux celui qui s’intéresse aux pauvres et aux indigents
Ps 84 : Heureux les hommes dont la force est en Toi
Ps 106 : Heureux celui qui observe le droit et pratique la justice
Pr 8 : Heureux l’homme qui m’écoute
Pr 20 : Heureux ceux qui descendent d’un juste.
Le bonheur est donc à la portée de l’homme, à condition qu’il commence par se lever. Pour avancer Dieu nous donne un carnet de route, la Thora. Mais malgré cela, le chemin du bonheur nous réserve quelques surprises.
2 - Arrêtons-nous donc maintenant sur quelques aspects du bonheur en le faisant parler. En effet, la parole parle. Le mot bonheur vient de heur, la chance. Ce soir j’ai ainsi l’heur de vous parler, grâce à mon ami Thierry Massis. Et c’est un vrai bonheur que de le faire. A la base du bonheur, il y a donc un aléa qui nous est favorable. Savoir féconder, l’aléa, le hasard -comme nous le dit Yankelevitch- constitue un chemin privilégié du bonheur. Mais pour féconder, il faut d’abord semer pour faire croître. Or justement Bonheur vient de la racine indo-européenne « aweg » croître, puis du latin « augere » s’accroître. Bonheur a ainsi la même racine qu’Août. Le mois d’août, c’est en effet le mois où l’on récolte les fruits de la croissance (mot qui a lui-même pour racine kere, la semence). Le bonheur consiste donc à faire croître les semences, les talents, en sachant féconder les hasards de la rencontre de l’autre.
Le bonheur est aussi un instant d’éternité qu’il faut s’efforcer d’inscrire dans la durée. L’harmonie vécue dans l’instant qui caractérise le bonheur peut s’inscrire dans la durée, si elle est enracinée dans le passé et tournée vers l’avenir. La vie peut ainsi devenir une vraie mélodie, une mélodie du bonheur. L’instant de bonheur, comme une note de musique, est relié à la note précédente et amène la suivante. Cette félicité est l’amorce du Royaume de Dieu sur Terre et le marche pied de la béatitude que nous vivrons dans l’au-delà, au ciel.
Enfin, le bonheur est insaisissable. Nous ne pouvons le posséder. Le bonheur se cherche comme les Disciples d’Emmaüs cherchaient leur voie. Puis le Christ leur apparut, moment de vrai bonheur symbolisé par le partage du pain. Ils aimeraient bien garder le Christ avec eux, mais Il disparaît. Le bonheur lui aussi est insaisissable.
3 - Ces quelques mots sur le bonheur m’amène à vous parler d’économie qui dans son étymologie (oïkos nomos) signifie l’art d’habiter ensemble. Existe-t-il un mode d’habitation, une économie qui favorise le bonheur ? Voilà la question qui nous importe aujourd’hui. La réponse est oui, si l’on se souvient que le propre de l’homme c’est de bâtir (« bauen » en allemand a la même racine que « bin » être).
Au sens propre « bâtir », qui vient du franc « bastjan » de bast, l’écorce, l’écorce qui protège la montée de sève, veut donc dire : protéger la sève de nos talents, notre créativité. L’économie a donc pour mission de protéger et de faire fructifier la créativité des hommes. La meilleure façon de la protéger consiste à ménager l’autre au lieu de le manager (ménage vient de manoir, le ménagement est donc un mode d’habitation). Le management, quant à lui, nous conduit à une impasse. Les vagues de suicides que nous connaissons sont à cet égard symptomatiques. L’homme s’est considéré comme une ressource (DRH), un capital, un passif et non comme un actif, un porteur de talents. Le ménagement justement s’efforce de reconnaître le talent des autres. Un homme reconnu dans ses talents est un homme heureux. Son talent devient don, car il va pouvoir l’offrir et en faire profiter les autres. Chacun sait que la meilleure façon de donner, c’est de recevoir, d’amener l’autre à nous donner les fruits de son talent. Un vrai chef d’entreprise devrait être en quelque sorte un allumeur de talents. Cette belle expression est tirée d’un livre d’Ernest Legouvé sur la Malibran dont je vais vous lire les premières lignes :
« Les initiateurs ! Je nomme ainsi ces natures privilégiées, ces êtres magnétiques qui font vibrer en nous des cordes jusque-là muettes. Souvent on porte au-dedans de soi, sans le savoir, des goûts, des dons, des qualités qui dorment à l’état de germes latents ; ils existent, mais ils n’ont pas la force d’éclore tout seuls.
Passe par hasard sur notre chemin quelqu’un de ces allumeurs d’âmes ! Il nous parle, il nous interroge : soudain, la lumière se fait en nous, la source jaillit ! Nous ne comprenions pas, nous comprenons ; nous n’aimions pas, nous aimons : nous avons trouvé notre chemin de Damas ».
A une époque où tous nos politiques cherchent à générer de la croissance, faire croître les semences, les talents qu’il y a en chacun de nous pourrait s’avérer utile. Lorsque l’on évalue la richesse nationale, les économistes parlent de celle qui est apparente comme la partie émergée d’un iceberg. Mais la partie cachée, celle que représentent tous les talents qui ne sont pas mis en valeur, est encore plus importante. C’est là qu’il convient de chercher la croissance heureuse et elle peut être considérable. Peut-être faudrait-il pour cela créer un Ministère de la Reconnaissance des talents. Son budget serait faible et ses résultats étonnants. La reconnaissance d’ailleurs est au cœur de la pédagogie divine. La Bible n’est-t-elle pas le long chemin de la connaissance à la reconnaissance. « Dieu était là et je ne savais pas » disait Jacob après sa lutte avec l’ange. Connaître quelqu’un, c’est bien. Reconnaître ses talents, c’est autre chose. L’Esprit Saint peut nous y aider.
4 - Le don que l’on cherche à susciter se situe donc au cœur de l’économie. Il régit également la responsabilité. La notion de responsabilité est à la mode mais peu de gens en connaisse la vraie signification. A l’origine, spondere veut dire prendre un engagement solennel. L’homme responsable était le père de famille qui accordait sa fille en mariage. Il promettait sa fille dans un climat de confiance à un fiancé (dans fiançailles il y a d’ailleurs bien le mot confiance). La responsabilité consiste donc dans une promesse qui rencontre une confiance. Or aujourd’hui, la confiance se porte mal car le partage ne se fait pas de façon satisfaisante. Le chef d’entreprise a quelque part régressé par rapport au chimpanzé. Commentant cette boutade, le paléoanthropologue Pascal Picq nous dit que le chef des chimpanzés est respecté parce qu’il organise de belles chasses mais aussi parce qu’il sait partager les fruits de celle-ci. Ce qui n’est pas forcément l’apanage des chefs d’entreprise d’aujourd’hui. La bonne compréhension de la responsabilité se situe au cœur de la problématique de notre économie. Une thérapeutique peut consister en quelque chose de simple à comprendre : Faire valoir le talent de tous les hommes et en particulier ceux du Sud (ceci est au cœur de la théorie des « capabilities » du prix Nobel d’Economie Amartya Sen) et savoir partager les fruits de ceux-ci (ceci est au cœur du social business prôné par un autre prix Nobel d’Economie, Muhammad Yunus).
Il convient donc de préparer les entreprises à comprendre cette démarche. Votre serviteur a commencé à le faire dans le domaine de la finance en développant le concept d’Investissement Socialement Responsable.
5 - Avec ISR, il s’agissait d’apporter une 3ème dimension aux marchés financiers, d’ajouter aux deux dimensions classiques de rendement et de risque celle de la responsabilité. Cette responsabilité se mesurant sur 3 axes : -l’environnement, le social, la gouvernance. Le comportement responsable est évalué pour chaque entreprise à l’aune de ces critères. Les achats et les ventes de titres sont alors réalisés en fonction de ceux-ci. Cette intervention au niveau des marchés financiers amène les entreprises à changer de comportement. Cette action est renforcée par le vote en Assemblée Générale des Actionnaires. Les marchés financiers peuvent ainsi devenir des gendarmes gratuits. Il faut pour cela mobiliser les investisseurs et surtout les grands investisseurs institutionnels qui représentent une grande partie de la capitalisation boursière mondiale. Ils possèdent le pouvoir réel de faire exercer aux entreprises leur responsabilité. Ils ne l’avaient pas fait jusqu’à présent car il était difficile de voter aux Assemblées Générales des sociétés cotées. La pratique de « proxy voting » a permis une bien meilleure participation des actionnaires aux votes des résolutions. Si pour M.Obama, il est difficile de faire sauter le Président de Goldman Sachs, cela est possible pour les actionnaires de la société. Il suffit qu’ils exercent leur droit de vote.
Le socialement responsable c’est bien, mais le solidaire c’est encore mieux, car plus concret pour les épargnants. J’ai récemment contribué au lancement d’un produit solidaire : une SICAV monétaire solidaire : AFD Avenirs Durables dont une partie est investie dans le social business reprenant ainsi une tradition plus que millénaire celle du glanage. Tout le monde connaît l’épisode de Ruth et Booz si bien évoquée par Victor Hugo dans son poème Booz endormi. Nous savons combien cette histoire est emblématique du bonheur et d’un bonheur qui amène à la Rédemption. Je ne résiste pas au plaisir de vous lire deux strophes de ce poème :
« Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles. »
C’est cette faucille d’or que nous devons saisir. Elle symbolise le don. Elle permet de moissonner les talents. La lune reçoit la lumière du soleil et la réfléchit et la Vierge Marie est la Reine du don.
Les investisseurs en souscrivant à ce type de fonds peuvent ainsi exprimer leur solidarité vis-à-vis des plus démunis. Ce faisant ils se sentent bien car ils contribuent ainsi à un monde plus juste. Voilà la finance heureuse. De même que Ruth et Booz ont donné naissance à l’arbre de Jessé, les épargnants, Booz des temps modernes, peuvent faire croître l’arbre du Développement Durable.
Ce mouvement de nos sociétés vers un Développement Durable est parti d’une crainte du réchauffement climatique. Il peut aboutir un réchauffement des cœurs. Paraphrasant Saint Jean-Baptiste, nous pouvons, grâce à ce nouvel art d’habiter ensemble, dire que les vallées de larmes de ceux qui ont faim ou se sentent mal aimés, peuvent être comblées, les montagnes de prétention, d’égoïsme et de jalousie peuvent être abaissées et nos chemins tortueux peuvent devenir droits. Il suffit de provoquer un effet de chaîne, à partir de la fractale de la reconnaissance et du don. Alors la Vérité germera de la terre, droit et bonheur pourront s’embrasser. Ce n’est pas un doux rêve. Il nous est bien dit dans les Écritures que le Royaume de Dieu commence sur Terre. Nous devons y croire. Heureux l’homme qui croit sans avoir vu.