Intervention du Père Michel Gueguen - Cycle Droit, Liberté, Foi 2009
Cycle "Droit, bonheur ?" - 7 octobre 2009
Première soirée : Le bonheur et le droit, quelle problématique ? Avec Madame Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit et le Père Michel Gueguen, Supérieur du Séminaire de Paris, sous la présidence de Monseigneur Jérôme Beau, Évêque auxiliaire de Paris.
Le bonheur et le droit : quelle problématique ?
« Vois, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur. Si tu écoutes les commandements du Seigneur ton Dieu, que je te prescris aujourd’hui, et que tu aimes le Seigneur ton Dieu, que tu marches dans ses voies, que tu gardes ses commandements, ses lois et ses coutumes, tu vivras et tu multiplieras, le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dans lequel tu entres pour en prendre possession. Mais si ton cœur se détourne, si tu n’écoutes point et si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d’autres dieux et à les servir, je vous déclare aujourd’hui que vous périrez certainement et que vous ne vivrez pas de longs jours sur la terre où vous pénétrez pour en prendre possession en passant le Jourdain. Je prends à témoin contre vous le ciel et la terre : je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité, vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à lui ; car là est la vie, ainsi que la longue durée de ton séjour sur la terre que le Seigneur a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob de leur donner » (Dt 30,15-20).
Voici une exhortation que, selon le livre du Deutéronome, Moïse adresse au peuple d’Israël sur le point d’entrer en terre promise. Sa tonalité est dramatique. Le bonheur est l’objet d’un choix. Le bonheur est vie, fécondité, bénédiction, dans la terre promise par Dieu aux pères et possédée par les fils. Mais il suppose l’observance des commandements et l’attachement à Dieu. La suite montrera l’inverse, et donc le malheur et la mort ; l’exil. Pourtant l’exhortation demeure ! Moïse l’a mise par écrit. L’écrit transmet sa parole au delà de sa mort. Pour ceux qui sont attachés à Moïse, la proposition vaut aujourd’hui encore, et donc avec elle la promesse de bonheur.
Droit et bonheur : une problématique biblique ?
Je suis parti de la Bible comme cela m’a été demandé. Mais je dois avouer que j’ai été un peu dérouté par le sujet. Je suis bibliste et il m’a paru qu’un moraliste eût été plus indiqué. Aussi la première question que je poserai est la suivante : le bonheur et le droit, est-ce une problématique biblique ? En réalité, la Bible préfère parler de Loi et Bonheur, ou Loi et Promesse. Loi traduit l’hébreu Torah, qui signifie aussi bien loi qu’instruction. Il s’agit moins d’une obligation juridique que d’une exhortation morale. Les nombreuses lois que la Bible contient ont un « style plus proche de l’homélie que du code législatif » [1]. Par loi, on entend fondamentalement Loi de Dieu, expression de sa volonté. Dieu est tout de même un législateur singulier ! Pour corser, les Psaumes n’hésitent pas à identifier les deux. Le Ps 119 fait l’éloge de la loi divine : « ta Loi fait mes délices » est un refrain (Ps 119,70.77.92). La liturgie traduit : « ta Loi fait mon bonheur ».
A propos de bonheur, il faut d’ailleurs s’entendre. Dans un article récent, un exégète n’hésitait pas à écrire : « la réaction spontanée est d’estimer que la Bible ne s’intéresse pas au bonheur comme tel et qu’elle n’a rien à en dire. Une première raison est que le mot « bonheur » n’existe pas en hébreu biblique et qu’il est rare en grec biblique » [2]. Dans la citation que j’ai faite, il n’est pas littéralement question de bonheur ou de malheur, mais de bon et de mauvais, de bien et de mal, vocabulaire moral plutôt que légal. La Bible privilégie ici des adjectifs plus que des noms abstraits, elle utilise aussi des verbes [3], s’intéressant plus à l’action qu’à l’état. En lieu et place du bonheur, la Bible parle aussi de vie et de joie. Derrière ces questions de vocabulaire, Jacques BRIEND pointe la différence de perspective entre la Bible et la culture contemporaine : « la Bible est plus sensible à l’aspect communautaire de l’existence humaine et à la solidarité de ses membres » ; le bonheur est bien commun. « Elle opère une critique radicale » d’un bonheur recherché exclusivement sur cette terre. La mort est l’argument imparable. Ca n’interdit pas le bonheur ici-bas, à condition d’en maintenir le lien avec Dieu. Pour la Bible, le bonheur est fondamentalement vie éternelle, entrée dans le royaume de Dieu, vision de Dieu. Mais le droit y a-t-il encore sa place ?
Vous m’avez proposé de présenter l’apport de la Révélation Biblique et, pour cerner le sujet, vous l’avez comprise entre le Décalogue et les Béatitudes. Je voudrais toutefois élargir un peu la perspective, en revenant aux fondements de cet ensemble, la Création. Le récit qui en est fait est scandé par l’affirmation : « Dieu vit que cela était bon ». Le bon est ici le bonheur dans son état primitif ou, mieux, inchoatif. Le point conclusif est la création de l’homme et de la femme. Après cela, Dieu vit tout ce qu’il avait fait : « cela était très bon ». Je peux ajouter quelques justifications à cette proposition. D’abord le Décalogue renvoie à la Création : dans une des ses versions, il en est explicitement question. A propos du sabbat, on rappelle que « en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer, et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour, c’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a consacré » (Ex 20,11). Ex 20 et Gn 1 sont d’une même école, sacerdotale. Le Décalogue interdit le travail le jour du sabbat, par imitation de Dieu. Ce thème fait écho à la création de l’homme et de la femme à l’image et à la ressemblance de Dieu [4]. Par ailleurs, l’avantage de Gn 1 est de proposer un point de vue universel. L’ordre de la création est celui auquel participe toute l’humanité. Le bonheur intéresse autant le juif et le chrétien que tout homme.
Je vous propose donc le plan suivant :
– Création et loi ;
– Décalogue, droit d’Israël et Alliance ;
– Béatitudes et Loi nouvelle.
Création et loi
Gn 1 présente le bon ou le bien comme originel. Il marque chacune des œuvres de la Création. Le bien est affirmé dans le regard de Dieu : « Dieu vit que cela était bon ». Il faut prêter attention à la formule : « Dieu vit que cela était bon » n’est pas tout à fait « cela était bon ». L’auteur de cette formule est témoin d’un monde où le bien n’est pas toujours apparent. Mais non apparent ne veut pas dire absent. L’auteur affirme que le bien peut être une réalité en ce monde, que sa recherche en tout cas n’est pas vaine. Pour le reconnaître, il propose d’adopter la perspective de Dieu.
Le premier bien est la vie, le second la fécondité, que l’homme partage avec l’animal. Ce qui le différencie de manière radicale, c’est sa similitude d’avec Dieu : l’homme est créé à son image et à sa ressemblance. Quelle en est la signification ? Le récit a déjà largement déployé l’action de Dieu : il crée, il crée par la parole ; il organise aussi, sépare et met en ordre ; ce qu’il crée est bon. En agissant semblablement, l’homme connaît le bien et ultimement le bonheur. Notons que l’homme et la femme sont à l’image et à la ressemblance de Dieu. Une égalité est ici affirmée, fondamentale comme la différence observée dans l’humanité, entre l’homme et la femme. On pourrait même ajouter que de leur relation dépend la qualité de l’image. Pour la Bible, la reconnaissance de l’égale dignité de l’homme et de la femme est le fondement de la reconnaissance de la dignité de tout être humain.
Dieu prononce sur eux une parole de bénédiction : « soyez féconds, multipliez-vous, dominez la terre et soumettez-la ». Parole quasiment identique à celle sur l’animal (cf. Gn 1,22), mais dont le sens est ici radicalement différent. La ressemblance à Dieu l’emporte sur toute autre : la fécondité de l’homme peut ainsi être qualifiée de procréation. De même, la domination sur le monde est à l’image de celle du Créateur : pour la vie et le bien. Le régime alimentaire auquel l’homme est soumis l’atteste : il ne verse pas le sang, il est végétarien. Pour autant, il n’y a pas de compétition avec l’animal : ils ont des régimes différents. Il s’agit bien évidemment d’un choix symbolique. On veut réfléchir à un monde sans violence, et la nourriture s’impose car elle est ce par quoi la vie se conserve et se développe, en même temps qu’un motif, répété dans l’histoire, de conflits. En hébreu, le pain et la guerre sont de même racine.
Un monde sans violence : est-ce pure utopie ? En réalité, l’innocence est une marque de l’origine. Le retour à l’origine ne cherche pas à s’y enfermer mais à se donner les moyens ici et maintenant de s’orienter, et en particulier d’encourager. Les fondamentaux demeurent, sur lesquels s’appuyer pour prendre sa part dans l’avènement d’un monde duquel la violence sera bannie. Ces fondamentaux, c’est ce qu’on pourrait appeler la nature. Celle-ci a été blessée, mais non anéantie. S’y conformer demeure une nécessité pour le bonheur.
Pas de présence en ce texte d’une loi autre que naturelle [5]. Gn 1 est construit sur dix paroles de Dieu, comme le Décalogue qui en explicitera le contenu. Pour qu’apparaisse un commandement, il faut attendre le deuxième chapitre de la Genèse. Un nouveau récit de Création, pas une pure répétition : on « zoome » sur la relation entre l’homme et la femme. Le contraste entre les deux textes est saisissant sur le point de la bonté. Il n’y a essentiellement que deux emplois, dont un négatif : « il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2,18) ! Sans doute il ne faut pas oublier le chapitre précédent. On veut insister ici sur la dimension sociale de la vie humaine et, au passage, distinguer à nouveau l’homme de l’animal. L’homme est un être social, la société humaine ne se compare pas sans réserve aux sociétés animales. La cellule de la société est le couple car ce qui est en jeu, c’est effectivement la vie perpétuée et, partant, le bonheur. La femme est énigmatiquement annoncée par l’expression : « aide en vis-à-vis ». Le terme « aide » désigne dans la Bible le secours nécessaire quand la vie est en jeu (il est en général appliqué à Dieu). Le couple n’est pas simplement une nécessité pour l’espèce, mais le cadre ordinaire (selon l’ordre de la nature) de la vie humaine.
L’autre emploi est significatif, il est dans le commandement : « tu peux manger de tous les arbres du jardin, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (du bon et du mauvais), tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras » (Gn 2,16-17). Le commandement porte sur la nourriture. Notons que c’est l’ensemble qui est qualifié de commandement, à la fois la déclaration de don : « tu peux manger de tous les arbres du jardin » - et l’interdit : « tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ». L’interdit est second et il est motivé : « car le jour où tu en mangeras, tu mourras ». Le don et l’interdit visent la même chose : la nourriture est pour vivre, l’interdit veut préserver de la mort. Autrement dit, l’interdit ne contredit pas le don : il en précise les conditions d’usage. Car à ce moment du récit, nous ne sommes qu’à l’origine de l’homme. Le texte de Gn 2 dessine une trajectoire : depuis l’origine jusqu’au choix que l’homme fait de quitter son père et sa mère pour s’attacher à une femme (Gn 2,24) ; quitter des liens de chair et de sang (un donné) pour une relation fondée sur un choix libre, choix par lequel l’homme se trouve lui-même. Si la liberté est ce qui caractérise l’homme, elle a son origine dans un don reçu et grandit par le moyen d’une observance. Notons que cette observance s’inscrit dans une relation fondamentale : être homme et être fils sont originellement indistincts. La cohérence du commandement veut exprimer aussi la qualité de celui qui parle. Son contenu, don de la nourriture et interdit, évoque une figure paternelle.
En conclusion de ce premier parcours, je dirai que le bonheur est une condition qui tient à l’existence : peut-on vivre heureux, sans vivre ? L’existence est d‘abord un bien reçu, le bonheur est un don. Mais qu’est-ce que vivre pour l’homme ? Une clé est donnée : être à l’image de Dieu. J’ai explicité la signification immédiate qu’on peut donner à cette expression : l’homme est un être parlant, une parole qui crée et organise. Il faudrait ajouter qu’il est ouvert à la transcendance. Rejoindre le bonheur, ou le développer à la mesure de l’existence, suppose une connaissance de soi et une conformation à soi. Ce que Gn 1 présente comme une loi de nature, Gn 2 l’explicite comme un commandement de Dieu. Le commandement est au service de la vie et de la liberté de l’homme. Celle-ci s’achève dans le don de soi. Le bonheur est ainsi doublement marqué par le don : il est originellement don reçu, mais n’est rejoint pleinement que dans le don de soi [6].
Commencer par des textes de création, c’est adopter un point de vue de sagesse. La sagesse est fruit de l’expérience, disposition à rapporter toute chose à son origine, à la Création même, au tout de l’existence. Elle est un courant littéraire de la Bible, en lequel se concentrent la plupart des béatitudes. Ainsi les psaumes. Le premier d’entre eux commence par une déclaration de bonheur : « heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni ne s’arrête dans la voie des pécheurs, ni ne siège parmi les railleurs, mais se plaît dans la Loi du Seigneur, et murmure sa Loi jour et nuit » (Ps 1,1-2).
Décalogue, droit d’Israël et Alliance
« Jésus se mettait en route quand un homme accourut et, se mettant à genou devant lui, l’interrogeait : « Bon maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » Jésus lui dit : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul. Tu connais les commandements : Ne tue pas, ne commets pas d’adultère, ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas de tort, honore ton père et ta mère » (Mc 10,17-19). Jésus cite ici le Décalogue ; dans ses commandements à l’égard du prochain explicitement, dans ceux à l’égard de Dieu implicitement : c’est du moins ce qu’on peut tirer du renvoi préliminaire à Dieu seul ! Les commandements disposent donc à hériter de la vie éternelle, et donc du bonheur.
Jésus cite librement, mais cette liberté existe déjà dans le premier Testament, qui connaît au départ deux versions du Décalogue, Ex 20,1-17 et Dt 5,6-20. La principale différence est dans le motif du commandement du sabbat. La version d’Ex renvoie à la Création, celle du Dt renvoie à la libération d’Egypte : « tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Egypte et que le Seigneur ton Dieu t’en a fait sortir d’une main forte et d’un bras étendu. C’est pourquoi ton Dieu t’a commandé de garder le jour du sabbat » (Dt 5,15). Elles appartiennent à deux écoles, sacerdotale pour l’Exode, prophétique pour le Deutéronome. L’insistance dans le Dt sur le repos qu’un maître doit accorder à ses serviteurs est encore un écho du message prophétique. Cette différence n’empêche pas une visée commune : il s’agit d’imiter Dieu. Ainsi se prolonge le thème originel de l’image et de la ressemblance divine.
Le Décalogue est la loi fondamentale, le cœur de la Loi. Une caractéristique le distingue de l’ensemble des autres lois bibliques. Il est adressé directement au peuple d’Israël : « le Seigneur vous a parlé face à face » (Dt 5,4). Devant les signes cosmiques qui accompagnent sa révélation, le peuple a craint et a demandé à Moïse d’être son intermédiaire obligé. Toutes les autres lois ont porté par la suite la marque de Moïse. Ce qui a pour conséquences l’autorité et la stabilité de fond du Décalogue : d’où le symbole des tables de pierre sur lequel il est écrit ! En revanche, la signature humaine des autres lois établit la possibilité de leur évolution, en fonction du changement des circonstances historiques ou de l’affinement de la conscience. On peut ainsi comparer les deux codes qui suivent le Décalogue, en Ex et dans le Dt. Là où l’Exode n’y accordait que trois chapitres (Ex 20,22-23,33), le Dt en consacre 15 (Dt 12-26) [7]. Pourtant ce développement du droit est en quelque sorte relativisé : au Décalogue, « le Seigneur n’ajouta rien » (Dt 5,22). En réalité, il s’agit de requalifier la suite en commentaire. Un commentaire doit sans cesse être repris pour tenir compte à la fois de l’évolution de la société [8] et de ce qu’il est censé commenter. On touche ici une caractéristique du droit d’Israël : c’est un droit évolutif. Cela signifie notamment que « Dieu n’est pas le garant de l’ordre établi. Il est avant tout celui qui responsabilise Israël et l’invite sans cesse à repenser son droit en fonction des situations et des circonstances » [9].
On pourrait indiquer une deuxième caractéristique, même si elle est moins évidente. Alors que nombre de commandements sont gouvernés par la condition « quand tu seras entré dans la terre », le Décalogue n’est pas conditionné par l’entrée dans la terre. En réalité, on peut étendre cette caractéristique à l’ensemble du droit d’Israël : ce n’est pas un droit territorial. En effet c’est dans le désert que la Loi fut proclamée par Dieu et transmise par Moïse, et le désert n’est pas un territoire comme tel, plutôt un « no man’s land » [10], entre l’Egypte et la terre promise. Il y a sans doute une part de composition littéraire. Le droit s’est aussi élaboré après le désert, en territoire d’Israël, mais sa promulgation ultime ne s’est faite qu’au 5ème siècle avant notre ère, c’est-à-dire après qu’Israël a fait l’expérience de la perte de sa terre et de l’exil à Babylone. En quelque sorte, la Loi est le territoire d’Israël. On peut comprendre ainsi une maxime fameuse de la tradition juive : « faites une haie autour de la Torah » [11].
Parallèlement, le peuple, dans le désert, est aussi sans roi. Moïse est un législateur, un guide, un prophète, mais il n’est pas roi : il n’en a pas les attributs et son autorité est largement contestée. Autrement dit, le droit d’Israël est indépendant d’un pouvoir royal. Bien sûr, Dieu est appelé roi d’Israël, mais son autorité ne se confond pas avec celle des puissants de ce monde, celle de Pharaon par exemple [12] : si Israël a été libéré par Dieu de la tutelle de Pharaon, ce n’est pas pour qu’il soit soumis à un nouvel esclavage. Israël connaîtra la royauté en terre promise ; territoire et royauté sont deux notions associées. Mais il découvrira les tentations de la royauté, ses errances et sa fin : c’est notamment aux errances royales qu’Israël imputera l’exil à Babylone. Le code deutéronomique encadre ainsi le pouvoir royal : le premier acte qu’un roi devra accomplir sera de recopier pour lui-même la Loi, « afin de la méditer tous les jours de sa vie et la mettre en pratique » (Dt 17,18). On ne peut exprimer plus clairement que le roi, comme tout Israélite, lui est soumis, autrement dit, que tous sont égaux devant la loi.
Sans territoire et sans roi, ce qui définit le peuple d’Israël, c’est l’Alliance avec Dieu. L’Alliance est une relation libre. La Loi en est le cœur, mais elle n’oblige pas tant que l’Alliance n’a pas été scellée [13]. Dieu motive l’Alliance par le rappel des bienfaits accordés, mais c’est une proposition. Israël est libre, c’est librement qu’il doit s’engager. L’engagement est sollicité, à plusieurs reprises (cf. Ex 19,7 ; 24,3.7), notamment après la promulgation de la Loi, autrement dit en connaissance de cause. Tous sont sollicités, la génération présente au Sinaï bien évidemment : « tout le peuple, d’un commun accord déclara : tout ce que le Seigneur a dit, nous le ferons » (Ex 19,8), mais aussi toutes celles qui suivront. Un livre est de fait écrit, le livre de l’Alliance (Ex 24,7), qui porte la proposition de Dieu, ses paroles, à travers le temps. Les générations qui suivent ont le modèle de celles qui les ont précédées [14], mais leur engagement personnel est nécessaire. L’Alliance donne un statut à Israël : « bien propre de Dieu, royaume de prêtres, nation sainte » (Ex 19,5-6). En définitive, c’est par l’Alliance qu’Israël devient un peuple, muni de sa constitution.
Dans le cadre de l’Alliance, le droit d’Israël apparaît comme un droit contractuel et consensuel. Certes l’autorité qui le proclame est divine. Mais c’est un Dieu bien singulier, qui interdit la représentation, à partir de quelque élément de ce monde que ce soit : « tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre » (Ex 20,4 ; Dt 5,8). Comme l’écrit Jean-Louis SKA, « Dieu ne peut être représenté par aucune « forme » de ce monde parce qu’il n’est pas un être de ce monde. Dieu ne peut donc faire nombre avec les instances humaines du droit et il ne peut être comparé - en dernière analyse – avec aucune d’entre elles. Dans le domaine du droit, comme en théologie ou en mystique, il faut nécessairement purifier les « notions » de Dieu de ce qu’elles ont d’humain et de trop humain. Être juridiquement responsable devant Dieu signifie donc se trouver devant une sorte de « vide » juridique, qui est apparenté au « désert » dans lequel est proclamé le droit d’Israël » [15]. La conséquence est de « renvoyer le peuple à sa propre responsabilité. Dans le désert, il ne peut compter que sur lui-même et ne dépendre que de lui-même. « Dieu » renvoie en définitive à la conscience collective et à la conscience personnelle. En termes juridiques, le droit d’Israël n’est pas territorial, mais personnel » [16]. D’où l’importance du consentement : il constitue la base du droit. On pourrait revenir à partir de là sur la notion de responsabilité collective, une caractéristique du droit d’Israël souvent mal comprise : par exemple, on la limite à un principe de droit pénal, alors qu’elle s’étend à tous les domaines du droit. En Israël, tous responsables devant Dieu signifie que le peuple comme tel est chargé de faire régner le droit et la justice. Le peuple n’est pas seulement responsable devant la Loi, mais responsable de la Loi [17].
J’ai écrit plus haut que le Dt n’hésitait pas à faire du Décalogue le résumé de la Loi, « le reste n’étant que commentaire ». Ce même livre identifie le Décalogue et l’Alliance (cf. Dt 4,13). A cet égard, on peut valoriser le titre même [18] : décalogue signifie dix paroles et non pas dix commandements. De fait, la première parole n’est pas un commandement : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude » (Ex 20,2 ; Dt 5,6), mais une désignation de soi : Dieu se désigne comme l’auteur de la liberté d’Israël. Si cette action en faveur d’Israël donne un droit sur lui, de sorte que la suite se décline en commandements, la visée plus fondamentale de cette première parole est d’indiquer une relation, et une relation libre. Israël n’a pas été libéré pour retomber dans la servitude. Du point de vue biblique, l’observance suppose la liberté. On peut dire aussi qu’elle est au service de son déploiement.
Dans cet ordre d’idées, on peut relever l’importance accordée aux commandements négatifs. On se rappellera ce qui a été dit dans les récits de Création à propos du don et de l’interdit. On peut aussi renverser la perspective. Je cite l’exégète Paul BEAUCHAMP [19] : « dire ce qu’il faut faire emprisonne plus que de dire ce qu’il ne faut pas faire… Que s’agit-il de ne pas faire ? Ces violences qui s’appellent meurtre, adultère, vol, faux témoignage. Par elles, on prive autrui et on se prive soi-même de liberté. Ce qui empêche d’être libre, c’est cela qui est interdit. Que s’agit-il de faire ? Ce qu’on veut ». De fait, « on entend ce que Dieu interdit, mais l’autre face, corrélative de la première, c’est que Dieu n’oblige pas ». Les seuls commandements positifs, qui déterminent donc ce qui doit être fait, concernent l’observance du sabbat (en partie négative : il s’agit de ne pas travailler) et l’honneur dû aux parents. Pour lui-même, Dieu ne demande rien. Aucune représentation, aucun service. Dieu se contente de la mémoire de ses œuvres, rendue possible par la suspension du travail le jour du sabbat (un seul jour sur sept !), et de l’honneur rendu aux parents.
En réalité, ce vide prépare une demande. Dieu fournit des justifications à ses exigences. « Tu ne te feras aucune image sculptée… tu ne te prosterneras pas devant elles… car je suis un Dieu jaloux » (Ex 20,5 ; Dt 5,8-9). La jalousie s’exprime dans la sanction à l’égard des fautifs, mais aussi dans la grâce accordée à ceux qui aiment Dieu et gardent ses commandements. Le Dt explicitera la demande : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir » (Dt 6,5) [20]. Le positif du commandement est donc d’aimer Dieu. Au minimum, on pourrait dire que la vérité de l’observance se mesure à l’amour qu’on y met. C’est la première responsabilité à laquelle chacun est renvoyé [21].
Jusqu’à présent, je n’ai pas évoqué la question du bonheur. C’est que le bonheur est quasiment absent du Pentateuque, c’est-à-dire des livres de la Loi. Tout de même, il y a une exception, le Dt qui souligne abondamment que la pratique des commandements obtient le bonheur [22]. Le bonheur apparaît dans la version deutéronomique du Décalogue : « honore ton père et ta mère comme te l’a commandé le Seigneur ton Dieu, afin que se prolongent tes jours et que tu sois heureux sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donne » (Dt 5,16). L’apôtre Paul souligne l’ajout : « c’est le premier commandement auquel soit attachée une promesse » (Eph 6,2-3). Premier peut s’entendre au sens d’antérieur à tous les autres. De fait, la relation aux parents est originelle, l’impératif des autres commandements ne se découvrira que bien après. Les parents transmettent la vie, l’éducation et l’héritage, cette part de la terre donnée à chaque famille de manière équitable. Ils sont la première image de Dieu pour l’enfant, ils transmettent la Loi. La position du commandement dans le Décalogue est à cet égard significative : il articule la part de Dieu et celle du prochain. La position de ce commandement permet de dire que la promesse de bonheur rejaillit sur l’ensemble.
Il me semble que la raison pour laquelle le Dt envisage explicitement le bonheur tient à sa compréhension de l’Alliance. Le Décalogue, qui comprend le rappel des bienfaits de Dieu, résumés par la libération d’Egypte, et des commandements consécutifs, est certes identifié à l’Alliance. Mais le schéma que présente le Dt ajoute un troisième élément : la conséquence de l’observance ou non de la Loi, ce que la Bible qualifie de bénédiction ou malédiction [23]. Cette double fin montre que tout n’est pas joué parce qu’on a été libéré, ni non plus parce qu’on s’est engagé dans l’Alliance. Le rappel des bienfaits peut provoquer la reconnaissance, mais cette reconnaissance peut passer avec le temps.
Que l’avenir soit ouvert souligne l’importance du moment présent : la Bible valorise l’adverbe aujourd’hui. Le bonheur peut s’envisager dès cette terre (en l’occurrence, la terre promise) ; témoin, le caractère très concret de la bénédiction dans le Dt : « pour avoir écouté ces coutumes, les avoir gardées et mises en pratique, le Seigneur ton Dieu te gardera l’alliance et l’amour qu’il a jurés à tes pères. Il t’aimera, te bénira, te multipliera ; il bénira le fruit de ton sein et le fruit de ton sol, ton blé, ton vin nouveau, ton huile, la portée de tes vaches et le croît de tes brebis, sur la terre qu’il a juré à tes pères de te donner. Tu recevras plus de bénédictions que tous les peuples. Nul chez toi, homme ou femme, ne sera stérile, nul mâle ou femelle de ton bétail. Le Seigneur détournera de toi toute maladie ; il ne t’infligera pas ces méchants maux d’Egypte que tu as connus, mais il les enverra à tous ceux qui te haïssent. Tu dévoreras donc tous ces peuples que le Seigneur ton Dieu te livre, ton oeil sera sans pitié et tu ne serviras pas leurs dieux : car tu y serais pris au piège » (Dt 7,12-16). Mais le bonheur est fondamentalement de l’ordre de l’avenir : les verbes sont au futur. Le présent est celui de l’observance et celle-ci dépend de la liberté de l’homme.
Pourtant, comme je l’indiquais dans l’introduction, la perspective du Dt est dramatique : il s’achève par la mort de Moïse, l’homme de la Loi, il envisage par delà la possession de la terre l’exil. Evoquer le bonheur - vie prolongée, large fécondité, dans la terre que Dieu donne - peut être une manière de conjurer l’exil, c’est-à-dire ce en raison quoi l’exil advient, l’infidélité à Dieu, l’infidélité par rapport à sa Loi. En réalité, le Dt ne se fait aucune illusion sur la fidélité de l’homme à la Loi (cf. Dt 4,25-28 ; 29,21-28). Dès lors, la promesse a-t-elle encore un sens ? Son rappel, une fois l’infidélité avérée, peut-il résonner autrement que comme une condamnation d’Israël ?
En réalité, la promesse est maintenue, car elle ne tient pas à l’homme, mais à Dieu. La reconnaissance de la fidélité de Dieu conduit, dans la Bible, à affirmer que ses promesses et ses dons même sont inamissibles. Ce qui garantit le maintien de la promesse de bonheur, c’est précisément son inscription dans la Loi. Elle bénéficie de sa stabilité. L’image des tables de pierre sur lesquelles est écrit le Décalogue vaut aussi pour la promesse de bonheur. Elle est même rehaussée par la mention que c’est Dieu lui-même qui inscrivit le Décalogue sur des tables de pierre (cf. Dt 4,13). Le Décalogue, je le rappelle, n’est pas conditionné par la possession de la terre. Il demeure donc comme un impératif partout où Israël se trouve, dans la terre de la promesse aussi bien qu’en exil. Il garantit, même en exil, que l’Alliance est possible, et le bonheur envisageable. L’exil provoquera Israël au retour, c’est-à-dire à la mémoire et à la conversion (cf. Dt 4,29-31 ; 30,1-14). Davantage, si la condition du bonheur est la fidélité à la Loi et si Israël a fait la preuve de son infidélité, la solution à la vérité de la promesse est d’espérer de Dieu même cette fidélité, autrement dit, que l’observance de la Loi, désirable comme peut l’être le bonheur, soit donnée par Dieu. Ce n’est pas seulement le thème de la conversion du cœur, mais celui du don d’un cœur nouveau [24]. C’est un fruit de l’exil.
Le bonheur est un don. Il l’est à l’origine, il l’est aussi au terme. Le lier à l’observance de la Loi peut donner le sentiment de le mériter. En réalité, la Bible révèle qu’on est toujours en défaut par rapport à la Loi, par rapport à la liberté qu’elle suppose et développe, par rapport à l’amour vers lequel elle tend. Pas de meilleur moyen de rappeler que le bonheur est un don que d’envisager l’observance de la Loi elle-même comme un don de Dieu, puisqu’elle est sa condition nécessaire.
Béatitudes et « Loi » nouvelle
Avec les Béatitudes, on quitte le terrain du droit. Je sais bien qu’il y est question de justice : « heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés », « heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux » (Mt 5,6.10). Mais ces dispositions ne visent pas les juristes plus que les autres : elles sont adressées à tous. A tout le moins, elles impliquent, du point de vue du droit, l’abandon de la force comme instrument à son service et, du point de vue du bonheur, une vision plus réaliste qui n’attend pas l’exclusion du malheur pour en vivre.
Comme pour le Décalogue, les Béatitudes se présentent en deux versions, celle de Matthieu (5,3-12) et celle de Luc (6,20-26). Elles ont des points communs, mais aussi des différences. La plus notable est la correspondance qu’établit Luc entre une série de béatitudes et une série de malheurs. C’est une manière de signifier un jugement et donc de caractériser le temps de l’évangile. Les béatitudes de Matthieu sont plus sereines, elles comportent une dimension éthique explicite. Mais comme celles de Luc, elles sont liées au Royaume de Dieu, un thème qui nourrissait l’attente juive, éprouvée par les déboires de royautés trop humaines ou non israélites. Matthieu, comme Luc, suppose que ce royaume est advenu : « heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux ».
On met souvent à l’arrière-plan des Béatitudes le milieu de la Sagesse. C’est un habitué de la formule, c’est-à-dire d’une méditation de la Loi continue, qui exprime l’impératif de celle-ci en comportements éthiques à la fois proportionnés et imitables : « heureux qui pense au faible et au pauvre, le Seigneur le sauve au jour du malheur » (Ps 41,2). Toutefois une telle accumulation n’y est pas fréquente. Il y a sans doute un effet de sens : elle peut être l’indicatrice d’une présence réelle, mais encore invisible. Une piste est indiquée dans l’évangile de Matthieu : « voyant les foules, Jésus gravit la montagne et, quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui. Alors prenant la parole, il les enseignait en disant… » (Mt 5,1-2). L’horizon du discours est la révélation du Sinaï. Les collines de Galilée n’ont rien de comparable avec « la montagne », mais elles sont qualifiées ainsi pour préparer à la reprise par Jésus du Décalogue.
« Vous avez entendu qu’il a été dit… Eh bien ! Moi je vous dis… ». Jésus commence par souligner singulièrement son autorité, relativisant ceux qui se sont exprimés avant lui. Cela n’exclut pas le premier d’entre eux : en matière de loi, Moïse est la référence spontanée. Toutefois il s’agit ici du Décalogue, seule proclamation qui a été faite sans son intermédiaire. Jésus remonte donc à la source unique de la Loi, Dieu lui-même, c’est son autorité qu’il revendique. En tout cas, seule une autorité comparable peut la promulguer à nouveaux frais : Jésus renforce l’autorité du Décalogue, en écartant ce qui pourrait la restreindre. Ce qui précède la reprise du Décalogue l’atteste : « je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17). Car il ne s’agit pas d’accomplir la Loi seule, mais les Prophètes aussi. Les Prophètes recouvrent l’actualisation qui a été faite de la Loi dans la continuité des générations. Loi et Prophètes désignent ensemble la totalité de l’Ecriture. Jésus prétend donc accomplir toute l’Ecriture. Se situer face à un tout suppose d’être ou à son origine ou à sa fin. Ainsi on peut comprendre ce que cache l’accumulation des Béatitudes. Prologue d’un discours dont la visée première est de révéler la qualité de celui qui parle, elles dessinent le portrait de Jésus : pauvre en esprit, doux, miséricordieux… Revendiquant l’autorité de Dieu même, Jésus déploie en définitive son image.
Les Béatitudes sont adressées à des disciples (cf. Mt 5,1-2) [25]. Par rapport aux foules, cela n’en restreint pas la portée : rien dans les Béatitudes ne permet de l’affirmer. Cela signifie qu’en choisissant de vivre des Béatitudes, on suit Jésus ; ce qu’est être disciple. La béatitude, c’est-à-dire le bonheur, n’est donc plus simplement liée à l’accomplissement de la Loi, mais à l’imitation de Jésus. Le bonheur ne semble pas en être pour autant facilité. Car non seulement les exigences de la Loi deviennent saisissantes en la personne de Jésus : comment ne pas tuer quand se fâcher contre son frère lui est assimilé ? Comment ne pas commettre l’adultère, quand un seul regard de convoitise suffit à y verser ?... Mais encore la conclusion de la reprise du Décalogue est sans appel : Jésus vise la perfection, qui est de Dieu seul (cf. Mt 5,48).
En fait, il faut renverser la perspective : Jésus ne commence pas par la Loi, mais par les Béatitudes. Si le bonheur est un horizon possible, c’est parce qu’il n’est pas simplement un don à venir, mais qu’il est immédiatement donné. Deux béatitudes sont au présent, comme une attestation (cf. Mt 5,3.10). Certes l’expérience n’est ni toujours, ni en général, accordée à cette affirmation ; à cet égard, on peut relever que la majorité des béatitudes est au futur. Mais ce qui est affirmé, c’est que le bonheur, comme toute possibilité pour l’homme, n’a de réalité que parce qu’il s’appuie sur un don déjà fait.
Le propos de commencer par les Béatitudes est donc d’offrir une voie simple, qui met à la portée de tous les exigences les plus élevées de la Loi ; d’articuler cette voie au désir de bonheur que chacun possède, inscrit en son cœur (cf. Jr 31,31-34). Mieux, en s’adressant à des disciples, Jésus donne le moyen de parvenir au bonheur. Il s’agit de le suivre, autrement dit d’être en relation avec lui ou, par lui, avec Dieu. Ce qui est en jeu, ce n’est rien moins que l’Alliance, la relation que Dieu scelle avec Israël, le fondement même de l’existence de ce dernier. En proposant la relation avec lui, Jésus ne se substitue pas à Dieu, il se propose comme le « moyen » de cette relation, et son garant.
Avec le Christ, l’articulation entre Loi (ou commandements) et bonheur demeure : elle est même confirmée. Mais le rapport à la Loi cède la place au rapport au Christ. Parce qu’il est la source de la Loi : Jésus proposera des commandements nouveaux. Et parce qu’il l’accomplit : ce qui était impossible à l’homme et rendait le bonheur inatteignable lui est proposé dans le Christ. Mais que signifie s’attacher à lui ? L’imiter. La pierre de touche de cette imitation est la place accordée aux petits et aux humbles.
[1] Jean-Louis SKA, Le droit d’Israël dans l’Ancien Testament in Bible et droit – L’esprit des lois, F. MIES (éd.), Lessius, Bruxelles, 2001, p.38.
[2] J. BRIEND, Le bonheur dans la Bible, revue-theologicum.fr, 16 juillet 2007.
[3] Le verbe hébraïque signifie, à la forme simple, être bon, parvenir au but de sa création ; à la forme causative : bien faire, faire le bien, rendre heureux, joyeux.
[4] On retrouvera ce thème à propos des Béatitudes.
[5] Cf. Commission Théologique Internationale (CTI), A la recherche d’une éthique universelle – Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009.
[6] « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35).
[7] Ce n’est là que remarque matérielle. On pourrait aussi relever l’insistance que le Dt met sur la solidarité entre les membres de la communauté juridique par l’usage massif de l’expression « ton frère ».
[8] Le passage d’une unité de tribus à une nation, d’une société agricole à une société urbaine, caractérise le code deutéronomique.
[9] Jean-Louis SKA, ibid., pp.32-33.
[10] Jean-Louis SKA, ibid., p.29.
[11] « Moïse reçut la Torah au Sinaï, et la transmit à Josué, et Josué la transmit aux Anciens, et les Anciens aux Prophètes, et les Prophètes la transmirent aux hommes de la Grande Assemblée. Eux dirent trois choses : Soyez modérés dans le jugement, formez beaucoup d’élèves et faites une haie à la Torah » (Pirke Avot 1,1).
[12] Jean Louis SKA note le contraste entre Israël et l’Egypte : de l’Egypte, nous ne possédons quasiment aucun code. Celui que nous possédons est tardif (6ème s. avant notre ère), l’œuvre d’un roi étranger (Darius, roi des Perses). Encore ne s’intéresse-t-il qu’au droit des temples. Une des hypothèses à propos de cette absence tient dans la conception du pouvoir : « le pharaon d’Egypte était considéré comme un dieu et le lien entre la législation était trop étroit pour permettre que se développe une « science du droit » indépendante de la monarchie ». (cf. J.-L. SKA, ibid., p.17).
[13] Cf. Dt 26,16-19 (les obligations de l’Alliance).
[14] Cf. la présence de l’honneur dû aux parents dans le Décalogue (Ex 20,12 ; Dt 5,16).
[15] J.-L. SKA, ibid., p.30.
[16] J.-L. SKA, ibid., p.31.
[17] Cf. J.-L. SKA, ibid., pp.39-41.
[18] Le titre est biblique (cf. Ex 34,28 ; Dt 4,13 ; 10,4).
[19] P. BEAUCHAMP, D’une montagne à l’autre - La Loi de Dieu, Seuil, 1999, p.32-33.
[20] La suite confirmera le lien, au point que ce commandement qui ne figure pas dans le Décalogue lui a été joint (cf. P. BEAUCHAMP, Ibid., p.29, citant comme exemple le papyrus Nash datant de 150 ap.J.C.).
[21] La loi se résume volontiers à l’amour de Dieu et l’amour du prochain, deux commandements considérés comme équivalents. Le Décalogue fournit l’articulation entre Dieu et le prochain. Le commandement de l’amour du prochain (Lv 19,18) trouve dans le Décalogue une ouverture : l’expression « comme toi-même » qui caractérise le repos que le maître accorde le jour du sabbat à ses serviteurs (cf. P. BEAUCHAMP, Ibid., p.40-41).
[22] Avec la réserve de Jacques BRIEND, indiquée au départ de cette conférence : 13 occurrences en français qui renvoient au verbe hébraïque (9 fois) et à son adjectif (4 fois).
[23] On peut ajouter d’autres éléments : convocation de témoins ; distinguer entre loi fondamentale et lois particulières ; introduire une clause de lecture à période fixe du contrat d’alliance. Il reste que ces trois éléments-là sont les trois essentiels, qui se déclinent selon les différents moments du temps : passé, présent, futur.
[24] Le cœur est dans la Bible le lieu du discernement et de la décision.
[25] Qu’un maître parle de lui-même à travers ce qu’il propose à ses disciples est un procédé connu dans le monde de la Sagesse.