Intervention de Madame Marie-Anne Frison-Roche - Cycle Droit, Liberté et Foi 2009
Cycle "Droit, bonheur ?" - 7 octobre 2009
Première soirée : Avec Madame Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit et le Père Michel Gueguen, Supérieur du Séminaire de Paris, sous la présidence de Monseigneur Jérôme Beau, Évêque auxiliaire de Paris.
Le bonheur et le droit, quelles problématiques ?
Monseigneur, je vous remercie. Il est vrai que je ne suis pas ici chez moi puisque c’est en tant que juriste que je voudrais vous parler. Le Doyen Carbonnier a publié dans son ouvrage Essai sur les Lois une étude « toute loi en soi est un mal ? », tentant de cerner ce qui fait un bon législateur, lui qui fut le plus grand législateur du XXIe siècle. Il y démontra que le grand législateur est celui qui tout à la fois vit dans la cité et de ce fait la comprend, en est imprégné, Le Doyen Carbonnier étant aussi sociologue, mais vivant à l’égard de cette société comme si il lui était parfaitement étranger c’est-à-dire sans partager ses intérêts, ses stratégies de pouvoir etc. Voilà l’ambition même du grand juriste, être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, connaître sans se compromettre, être étranger à ce que l’on vit, la définition même de l’impartialité à laquelle le législateur doit se tenir.
Ce n’est pas pour autant que l’on n’est pas grandement influencé par ces opinions personnelles ou religieuses et c’est à dessein que j’ai cité le Doyen Carbonnier, dont la pensée protestante innerve chaque ligne. Mais il faut et il suffit d’expliciter les prises de position, que celles-ci soient claires et nettes. Et pour ma part, je voudrais m’expliquer clairement et peut être de façon abrupte : il n’existe et il ne faut absolument pas qu’il existe un « droit au bonheur », notion non seulement stupide, ce qui ne serait guère grave, mais surtout conception catastrophique pouvant amener à une sorte d’obligation totalitaire au bonheur dont le droit pourrait nous menacer
Or, cette tentation semble tenter le droit. Nous avons quelques exemples, puisqu’il y a quelques années au Sénat, un sénateur avait fait une proposition de loi : « Chaque enfant a droit au bonheur ». Mais par chance, l’agenda parlementaire est tellement encombré que la proposition de loi est partie à son naturel emplacement, c’est-à-dire la corbeille à papier. On n’a plus jamais entendu parler d’une quelconque loi qui donnerait à chaque enfant un droit au bonheur. Je sais bien et j’ai entendu avec grand plaisir la déclaration unanime des treize États-Unis d’Amérique qui, au Congrès le 4 juillet 1776, ont dit qu’il y avait des droits fondamentaux qui étaient d’ailleurs, non pas le bonheur mais, comme vous l’avez très bien souligné, la recherche du bonheur, ce qui n’est pas la même chose. Dans l’esprit des Nord-américains, dont la civilisation est avant tout individualiste, chacun fondamentalement peut rechercher le bonheur, ce qui ne suppose pas qu’il le détienne : c’est une autre notion. De toute façon, ce texte de 1776 est un texte plus politique que juridique.
On peut faire la même remarque à propos d’Aristote, auquel vous vous êtes également référé, dans une citation de celui-ci dans un texte politique. Aristote pose que la fin du collectif, de la société, c’est effectivement la satisfaction de l’individu mais qu’il n’y a pas de bonheur qui adviendrait par un processus spontané mais que chaque individu doit le rechercher, même si il est fondamentalement de libre de faire cette recherche. Il y a donc un lien très fort entre le bonheur et la liberté de le rechercher. Fondamentalement, pour les Américains le concept de référence est donc la liberté et le bonheur : puisque nous sommes libres, nous sommes libres de rechercher le bonheur.
Ainsi, dans la conception Nord-américaine, l’individu va utiliser sa liberté pour rechercher son bonheur et non celui d’autrui. Cela est en reflet de la théorie du marché qui leur est familière, où l’agent économique utilise sa liberté pour rechercher sa liberté et non la liberté d’autrui. Dans l’analyse d’aristotélicienne, de la même façon la société a une fin collective, collective qui est de permettre l’épanouissement du bonheur individuel des personnes. Si l’on se réfère ensuite à la Convention Européenne des Droits de l’Homme et la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de il s’agit d’un droit fondamentalement individualiste. Nous avons donc affaire à une définition égocentrique du bonheur. Si l’on revient à des textes d’Aristote, et si l’on prend l’exemple de la gloire militaire, Aristote estime que le héros défend la cité et en surabondance en est heureux. Ainsi, le bonheur n’est pas l’objet direct de son action, mais vient par surabondance. Ainsi, cet état de gloire mettait Périclès dans un état de bonheur qu’il ne recherchait pas, mais qu’il lui procurait néanmoins. Mais si le bonheur est pris comme un objet direct d’attirance par l’individu, si le rapport n’est pas médiatisé, par exemple la recherche du bien de la cité, si le bonheur n’arrive pas en surabondance, il peut y avoir éventuellement des risques. Ainsi, imaginons un homme politique qui ne rechercherait plus le bien de la cité dont la concrétisation le rendrait en surabondance heureux mais rechercherait son plaisir personnel par le biais d’une carrière politique, on peut penser que le bonheur de ses électeurs en serait affecté.
D’ailleurs, rien n’est dans le même temps si imprécis – à la fois très désirable mais extrêmement imprécis – que le bonheur. Le philosophe Kant disait par exemple qu’il n’y a pas de concept de bonheur, le concept de bonheur n’existe pas : « le concept de bonheur est un concept si indéterminable que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut ». Arrive alors une autre notion que la notion de liberté : la notion de volonté, dont chacun mesure l’importance dans la philosophe Kantienne. Finalement, être heureux pour un esprit kantien, animé par l’autonomie de la volonté, c’est faire ce que l’on veut. Si l’on fait ce que l’on veut, alors on se trouve être dans un état de bonheur, bonheur que l’on va se garder de définir et de déterminer.
Je voudrais, construire mes réflexions sur trois axes principaux. Mon premier axe serait l’absence de rapport entre le droit et le bonheur car tout simplement il n’y en a pas. Dans une deuxième perspective, comme cela a déjà été plusieurs fois souligné, le droit a un rapport avec le malheur. Puisque le malheur, lui, a un rapport avec le bonheur – vous pouvez définir le bonheur comme le non-malheur – il va y avoir un rapport médiatisé entre le bonheur et le droit : quand il y a des situations de malheur, là, le droit intervient. Ma troisième perspective est que certains peuvent rêver, peuvent même prendre des textes, des décisions et mettre de l’argent pour cela, en se berçant de l’illusion d’un droit qui serait conçu comme une garantie du bonheur de chacun. Nous en sommes vous et moi menacés. Pour ma part, j’espère que jamais on ne m’exposera à un droit qui viendrait me garantir mon bonheur.
1 – L’absence de rapport immédiat entre le droit et le bonheur
Il n’y a pas de rapport immédiat entre le droit et le bonheur ; car le bonheur relève du for interne tandis que le droit régit le for externe. En outre, le droit est le socle de l’ordre social et fait coïncider les libertés, ce qui fait que le bonheur ne peut entrer sur scène que si y rentre avec lui un troisième : la morale Je suis désolée, il n’y a pas de rapport entre le droit et le bonheur car le droit est quand même un art pratique très sage. Donc, jamais il n’a cherché à établir un lien direct avec le bonheur.
a. La différence entre le for externe et le for interne
C’est une différence de base entre ce que l’on appelle le for interne et le for externe. Le for interne, c’est la conscience, les sentiments, l’amour, tout ce qui est à l’intérieur des êtres humains. Le droit, lui, ne s’occupe que du for externe. Dans sa sagesse, le droit s’occupe des comportements. Il les sanctionne, les incite, les récompense mais il ne s’occupe ni des sentiments, ni de l’amour, ni du bonheur. Il est une phrase célèbre que l’on a la sagesse d’apprendre aux élèves en première année dans les facultés de Droit. C’est un adage très ancien : « Le droit ne sonde pas les reins et les cœurs. » Il ne cherche jamais à savoir ce qui se passe à l’intérieur des êtres humains. Le cœur, les sentiments, le bonheur, ce n’est pas de l’ordre du droit.
b. Le droit comme ordre social et comme coexistence des libertés
Qu’est-ce que le droit ? Depuis plusieurs centaines d’années, on essaie d’en trouver une définition. J’y ai donc renoncé, même pour la conférence de ce soir, malgré tout l’effort que j’essayais de faire. On s’accorde généralement pour dire que le droit serait quelque chose comme un ordre social. Il cherche à faire coexister des libertés, à faire coexister les titulaires de ces libertés que sont les personnes et à agencer les organisations sociales qui permettent à ces libertés des personnes de coexister. C’est par exemple la définition que le Professeur François Terré donne du droit dans son précis Dalloz d’Introduction générale au Droit. De la même façon que le droit essaie de faire coexister des espaces de liberté dans lesquels s’exercent des volontés et sur lesquels on peut observer des actions. Par exemple, l’espace politique, l’espace familial, l’espace économique (le marché). Le droit se contente – ce qui est déjà bien et très méritoire – d’essayer de construire l’ensemble de cette architecture sociale.
c. Nécessité de recourir à un troisième terme : la morale
Pour penser les relations entre les deux termes qui n’ont vraiment pas de rapport entre eux, il faut donc recourir à un troisième terme pour arriver à dialectiser le rapport. Le troisième terme qui s’impose est évidemment la morale. Ce qui fait qu’il peut y avoir un rapport dialectique entre le droit et le bonheur, c’est la morale, qui peut bien entendu être une morale religieuse.
2 – Le droit pour protéger du malheur
Le droit va intervenir pour des raisons morales, pour faire en sorte qu’il n’y ait pas certaines situations de non-bonheur que l’on va appeler le malheur. Il le fera en fournissant des biens nécessaires, en favorisant l’accès à l’éducation ou l’accès à un toit, mais il ne prêtera pas sa puissance lorsque les biens ne seront pas nécessaires aux personnes.
a. Le droit chargé de fournir les biens nécessaires
Le droit peut être défini – notamment à travers les organisations que l’État prend en charge – comme en charge des conditions pour mettre les personnes en mesure de n’être pas dévorées par le malheur. C’est une définition négative du bonheur et vous savez très certainement qu’en logique, les définitions les plus fortes sont les définitions négatives, avant les définitions positives. Si le droit pouvait protéger les personnes du malheur, ce serait déjà quelque chose de tellement extraordinaire, précieux et utile pour toute société… C’est la raison pour laquelle la question vous est naturellement venue à l’esprit : le droit doit intervenir lorsque vous êtes dans des situations où les gens meurent de faim et de soif. Oui, c’est une situation de malheur où il doit donc intervenir. De ce fait, vous avez un rapport extrêmement fort entre le droit et ce que les épicuriens appelaient les biens nécessaires. Le droit doit intervenir pour que chacun ait les biens qui lui sont nécessaires. C’est la définition épicurienne du droit. Les épicuriens disaient : « Quelle est ma finalité ? C’est le bonheur. » Quand on dit : « vous n’êtes qu’un épicurien », c’est pour dire : « la seule chose qui vous intéresse, c’est d’aller dans les dancings le samedi soir. » En réalité, l’épicurisme était une philosophie extrêmement stricte disant que nous avons un rapport très privilégié au bien mais uniquement aux biens nécessaires. Le premier exemple qu’ils prenaient était l’abri. On ne peut pas faire en sorte que les personnes soient exposées aux intempéries extrêmement violentes, il faut donc que la société – l’État, le droit, etc. – donne à chacun un abri. De la même façon, il faut donner l’alimentation vitale. De la même façon, il faut donner les médicaments vitaux. Là, nous avons de superbes exemples. Vous savez peut-être que l’accès aux médicaments est très organisé par le droit et qu’il y a eu des accords de Doha en 2000. On ne va pas déclarer de façon générale que tout le monde a accès à l’aspirine (alors que tous, nous avons de temps en temps mal à la tête)… En revanche, si c’est un problème de SIDA ou de tuberculose, on a fait une liste extrêmement précise de tous les médicaments correspondant à des maladies elles-mêmes répertoriées qui vous font passer de vie à trépas avec en plus une épidémie qui fait que vous faites mourir votre voisin par la même occasion… Et là, on a mis des licences légales ! Techniquement, une licence légale consiste à ajuster le prix du médicament à l’aptitude qu’a le malade à le payer. Donc s’il n’a pas d’argent, le prix est zéro. Cela s’appelle la gratuité. Que les laboratoires pharmaceutiques vendent aux riches le prix que peuvent payer les riches… Que les pauvres n’aient pas d’aspirine pour leur mal de tête… Mais contre le SIDA, les laboratoires pharmaceutiques seront obligés par le droit de fournir les médicaments sans aucune contrepartie financière. Cela a été la conséquence d’un très grand contentieux devant l’Organisation Mondiale du Commerce (qui est normalement l’organe mondial de garantie du libre échange économique marchand) du Brésil contre les États-Unis, puisque le Brésil a attaqué les États-Unis. C’est ce qu’on appelle les accords TRIPS, les accords sur la propriété intellectuelle, c’est-à-dire : nous récusons vos droits de propriété intellectuelle et nous voulons absolument – c’est ce que l’on a appelé aussi le procédé PRETORIA – avoir accès et copier vos médicaments. Nous récusons tous vos droits de propriété intellectuelle car nous avons une population qui est en train de mourir purement et simplement. C’est une conception tout à fait épicurienne du rapport entre le droit, le médicament et le bonheur défini comme un non-malheur mais vous voyez bien que c’est extrêmement restrictif.
Un autre exemple. L’eau est évidemment un très grand enjeu. L’eau est un bien global dont on a vraiment absolument besoin – avec également le caractère plus ou moins potable de l’eau. Après, cela donne des mécanismes juridiques très sophistiqués du point de vue technique car on va distinguer l’eau potable, l’eau non potable, l’eau pour arroser les champs pour faire pousser des choses, l’eau pour boire etc.
Le droit à l’éducation
Je vais prendre un autre droit qui est le droit à l’éducation. Quand on fait un lien entre le bonheur et la liberté, comme on le fait notamment aux États-Unis, le droit doit me donner les conditions préalables nécessaires pour que je sois libre. Pourquoi suis-je libre ? Parce que je suis rationnel. Cela suppose un minimum d’éducation. Donc, je ne peux pas être libre sans être éduqué. D’abord, jusqu’à quel stade d’études le droit et l’État doivent-ils m’éduquer ? Faut-il par exemple aller jusqu’à l’Université ? Les Français qui sont très protecteurs disent qu’il faut aller jusqu’aux études supérieures pour être savant, rationnel et libre, et donc il faut entrer à l’Université. La grande question est : à quel prix ? Nous avons donc là un grand enjeu politique. Puisque c’est un enjeu fondamental, que l’éducation est un bien nécessaire, que l’université fait partie de ce bien nécessaire, que le critère est ce que je peux payer et que, justement, je ne peux rien payer : alors l’accès à l’Université est gratuit. Chez nous, cela est totalement recouvert par la notion de Service Public. C’est une question de justice distributive. A travers ce mécanisme de justice distributive, on distribue l’éducation supérieure à notre jeune génération, avec une notion très française du bonheur d’apprendre, avec des conséquences absolument catastrophiques sur l’Université française. Certains d’entre vous sont peut-être étudiants, n’ayant aucune place dans les bibliothèques… D’autres sont peut-être professeurs, n’ayant d’ailleurs aucune place dans les amphithéâtres... Les élèves sont donc vaguement étalés sur les marches, etc. C’est évidemment tout à fait opposé à la notion nord-américaine du bonheur d’apprendre parce que chez eux, c’est le marché. D’abord, le bonheur d’apprendre est dit beaucoup plus bas. Il suffit que les enfants aillent à l’école et s’arrêtent au bout de quelques années. Leur système d’école primaire est d’ailleurs catastrophique. Le système qui marche très bien est celui qu’ils ont soustrait du bonheur d’apprendre : ce sont des universités extrêmement sélectives, qui sont terriblement chères. C’est donc le marché qui va organiser le bonheur d’apprendre, plus du tout dans une perspective de logique distributive mais dans une logique commutative. Là aussi, non seulement : que doit faire le droit ? mais aussi : quels choix politiques doivent faire les sociétés ? C’est quelque chose d’absolument essentiel.
Le droit à un toit
Je reprends un autre droit que le droit fondamental à l’éducation qui est donc l’exemple épicurien de base : le droit à un toit, qui est un bien nécessaire. La problématique est tout simplement la dispute actuelle que vous connaissez peut-être autour du droit au logement opposable. Nous avons une législation très récente – car auparavant on n’avait pas eu cette idée – selon laquelle il y a un droit au logement. La question est de trouver le débiteur car chacun peut avoir le bon rôle de créancier. Par exemple, je peux dire qu’il me faut au moins dix pièces car cela me permet de recevoir des élèves et de satisfaire ainsi leur droit l’éducation ! Ce n’est pas tout à fait comme cela que le législateur a vu les choses. Surtout, on a tout de suite bloqué avec des commissions et des juges disant qu’il n’est pas question que le droit au logement soit à ce point effectif que les personnes soient logées gratuitement par l’Etat.
Voilà donc le premier rapport très important, très politique, très déterminant dans les sociétés qui est le rapport entre le droit et les biens nécessaires.
b. Le droit et les biens non nécessaires : les biens somptuaires
Quel est le rapport entre le droit et les biens non nécessaires, ce que Platon appelait le luxe ? Platon disait qu’une cité ne peut pas être gouvernée d’une façon vertueuse si elle est gouvernée en considération du luxe et par des personnes qui vivent dans l’excès, dans l’hubris. En droit des biens, il existe une notion éclairante, celle les biens somptuaires. Il s’agit d’un bien non nécessaire. On peut citer une jurisprudence, très amusante, une baignoire, car selon les juges de l’époque, « il est nécessaire de se laver dans une baignoire ; les baignoires sont donc des biens somptuaires ». Cela dépend donc de la conception que vous avez de la façon dont on se lave dans les sociétés. Au XVIIIe siècle, on ne se lavait jamais, la baignoire était donc effectivement un bien somptuaire. Le droit n’a pas à fournir de baignoire.
Le mécanisme qui va fournir les biens somptuaires est précisément le marché. Celui-ci a un fort pouvoir d’exclusion, comme nous le savons, puisque vous êtes demandeurs et donc maîtres du marché. Les offreurs sont les entreprises en compétition pour vous avoir comme client. Il faut donc que vous ayez les moyens pécuniaires qui permettent d’être client. Cela donne la définition philosophique du marketing : faire croire que les biens somptuaires sont pour vous des biens nécessaires. Les entreprises mettent énormément d’argent à faire entrer dans la catégorie des biens soi-disant nécessaires, des biens en réalité somptuaires par exemple des boissons pétillantes sucrées, que l’on nous présente comme des boissons nécessaires à la place de l’eau.
Mais le droit, dans sa sagesse, dit : « Vous avez besoin d’un toit mais vous n’avez pas besoin de maison de campagne : c’est un bien somptuaire. » J’ai cherché de la haute doctrine et j’en ai trouvé dans la chanson de Cadet Roussel (les enfants sont des personnes très sages…) Dans cette comptine, Cadet Roussel a trois maisons, il a d’ailleurs aussi trois deniers – et trois filles aussi, remarquez. Tout cela n’en fait pas un homme heureux. La conclusion de la comptine est que cette multiplicité des biens (je ne veux pas assimiler les filles à des biens, je prends les autres exemples : il a aussi trois rôtis, trois chapeaux, il est connu pour cela) ne rend pas Cadet Roussel heureux. Vous auriez de bien plus sérieuses citations, comme on l’a dit très profondément : « Heureux les pauvres » (Mt 5, 3). Du point de vue philosophique, cela veut dire aussi : « Heureux ceux qui ont l’esprit libre, qui ont l’esprit suffisamment vide et disponible » car c’est non seulement « heureux les pauvres », mais c’est « heureux les pauvres et les simples d’esprit ». Philosophiquement, cela est extrêmement exact et profond. Cela signifie qu’il faut avoir l’esprit ouvert et disponible à autrui, aux idées nouvelles et contradictoires et pour cela il faut fondamentalement être philosophiquement pauvre.
3 – Le droit conçu comme une garantie du bonheur de chacun
Le droit a tendance a évolué comme si il était la garantie du bonheur de chacun. C’est le droit tel qu’il est en train d’évoluer, conçu comme une garantie du bonheur de chacun. Pour étudier cette troisième perspective, contre laquelle je propose que nous nous liguions, il me semble qu’il convient d’approfondir le principe autant social que juridique qui serait : à chacun son bonheur ; puis dans un deuxième temps d’aborder les signes du danger d’une vassalisation du droit au bonheur : le droit comme un outil au service du bonheur. C’est un danger dans la perspective qui ne cesse de s’accroitre vers ce qui serait à mon avis terrible : un bonheur officiel défini par le droit. Nous y allons à grands pas et à marche forcée et renforcée. J’entends le bruit des bottes.
a. A chacun son bonheur
La casuistique du bonheur
« A chacun son bonheur », c’est un peu la casuistique du bonheur. « Votre bonheur c’est ceci, moi, c’est autre chose… » Chacun a sa propre définition.
Le Doyen Carbonnier, notre grand législateur et juriste du 20ème siècle, qui était très animé par sa foi protestante lorsqu’il écrivait le droit qui a fondé tout ce siècle-là, disait : « A chaque famille son droit ». Chaque famille fait son droit. Il disait, alors qu’il écrivait les lois : « La famille n’est pas du tout organisée par le droit, elle est organisée par l’amour ». Donc le droit n’a absolument pas à entrer dans les familles. C’est pour cela qu’il a entièrement fait toute la réforme du droit de la famille dans le code civil par des textes que certains d’entre vous connaissent peut-être qui sont absolument remarquables, admirables, tellement sages et tellement pratiques ! Donc la loi de la famille est évidemment l’amour et certainement pas l’intérêt. Finalement, l’amour et l’intérêt sont les deux notions qui ont le pouvoir de se passer du droit. Le marché, par exemple, est gouverné par les intérêts et se passe très bien du droit.
Le juge comme personnage juridique du bonheur
Le personnage juridique qui apparaît cependant est le juge, car il est le personnage juridique qui peut appréhender la casuistique. Puisque « à chaque famille son droit et son organisation », le juge, de son prisme particulier, va prendre chaque dossier particulier et va essayer de régler cela comme il peut. Vous savez peut-être que Spinoza, ce très grand philosophe disait : « Je regrette d’avoir fait de la philosophie. Si j’avais su, je serais devenu juge ». Des philosophes qui sont très matérialistes, très casuistiques, ont très naturellement un personnage qui leur plaît : celui du juge. Le juge n’est pas du tout un personnage juridique quotidien. Il intervient au cas par cas quand il y a des problèmes et tâtonne comme il peut. Qui va-t-il préserver du malheur dans la famille ? Il va préserver les faibles, c’est là le grand critère du juge. Le Doyen Carbonnier l’a mis dans sa loi : « Tous les divorces devront être prononcés dans l’intérêt de l’enfant. » C’est marqué dans la loi. L’intérêt de l’enfant, c’est le non malheur de l’enfant. Il n’y a quasiment pas de contraintes, les juges peuvent faire quasiment tout ce qu’ils veulent mais ils doivent préserver le faible, le malheureux enfant qui en plus, du point de vue procédure, est tiers dans la procédure de divorce des parents qui se disputent l’enfant comme si c’était un bien, et un trophée que l’on pourrait arborer contre l’autre.
Le juge peut tenter que les malheurs ne s’accumulent pas sur la tête de l’enfant.
Le juge est donc là pour protéger éminemment le faible. Vous avez ce guide excellent de l’intérêt de l’enfant, imposé par le Doyen Carbonnier qui était par ailleurs un très grand sociologue du droit. Une question s’est posée, celle de la garde alternée. Les juges avaient commencé par dire : « Nous avons une bonne idée. Puisqu’on ne peut couper l’enfant en deux, il va passer une semaine chez sa mère et une semaine chez son père. Comme cela, il sera content et ses parents aussi seront contents. » Là, les psychiatres sont intervenus en expliquant que la garde alternée étaient très mauvaise car les enfants aiment beaucoup leurs parents mais aussi leur lit, leurs jouets… L’enfant aime dormir dans le même lit, avoir les mêmes jouets et les mêmes habits. Il lui faut une maison. La garde alternée est donc mauvaise pour l’enfant. La Cour de Cassation est intervenue – c’est un superbe exemple d’inter-normativité car vous avez une opposition normative – en disant : « Dans la mesure où ce n’est pas dans l’intérêt de l’enfant, je considère que la garde alternée est contraire au droit et j’interdis la garde alternée. » Il a fallu la loi du 4 mars 2002 pour imposer à la jurisprudence la possibilité pour les juges de prononcer des gardes alternées. Il est très remarquable que cette loi du 4 mars 2002 l’a fait au titre de la parité entre l’homme et la femme, c’est-à-dire un problème de parents et non pas un problème d’enfant. Le Doyen Carbonnier avait dit : « La famille n’est pas faite que pour les enfants, mais il y en a quand même un qui est plus petit que les autres et qui subit plus que les autres, c’est l’enfant. » La Cour de Cassation a été brisée par le législateur qui a imposé ce possible recours à la garde alternée, qui peut marcher et qui peut ne pas marcher.
Le juge doit donc et peut tenter que les malheurs ne s’accumulent pas sur la tête de l’enfant. C’est très important. Par exemple, le droit avait utilisé sa grande puissance normative – le droit pénal – qui fait que lorsqu’on touche à des enfants, y compris dans le cercle familial, le droit va intervenir pour les protéger.
A part ces mécanismes-là, qui fonctionnent bien quand c’est une casuistique, c’est-à-dire quand ce sont les juges qui interviennent en discutant avec les enfants, les enfants pouvant être auditionnés, parfois par des psychologues, parfois par le juge (mais un juge qui suit souvent une formation spéciale), je vais prendre juste un exemple concret : l’École Nationale de la Magistrature vient de réformer son organisation d’enseignement pour les auditeurs de justice, qui deviennent magistrats en étant très jeunes, en nommant des doyens d’enseignement (je suis nommée pour le droit économique). Du côté des enfants, ils ont nommé comme doyen d’enseignement, le psychiatre pour enfants Serge Lebovici, qui est chargé de concevoir avec les magistrats la formation initiale et la formation continue pour savoir comment parler aux enfants, comment comprendre les dimensions etc. Tout cela me paraît absolument essentiel.
b. Les signes de dangers de vassalisation du droit pour satisfaire des bonheurs individuels opposables
Voyons là où cela commence à se détériorer, c’est-à-dire les signes de danger. Vous avez à mon avis des signes de dangers de vassalisation du droit pour satisfaire des bonheurs individuels opposables.
Les dangers du droit de disposer de soi
Vous avez le danger du droit de disposer de soi : « J’ai le droit de disposer de moi ». Cela va très bien si je suis puissante, mais que se passe-t-il si je suis faible ? Que se passe-t-il si l’on dit au faible : « Vous avez le droit de disposer de soi » ? La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a dit que le sadomasochisme est un droit de l’homme puisque chacun peut s’épanouir comme il veut. « Cela, c’est le bonheur : je m’épanouis ! » Quel est le critère dans cette jurisprudence ? C’est le critère de la volonté, et les juges ont dit : « Regardez, cette pratique est licite et constitutive d’un droit de l’homme puisqu’elle avait dit qu’elle était d’accord. » Or la personne était une personne faible, donc le droit de disposer de soi n’est pas bon pour les personnes faibles. Il vaut pour les personnes puissantes, pas pour les personnes faibles. Le droit a donc un devoir moral de protéger le faible parce que le puissant, lui, a la liberté, la raison, l’autonomie pour construire son bonheur tandis que le faible est absolument précipité par la nature. Cela va être la pluie qui tombe, le blé qui manque, etc. Ce sera le marché, ce sera autrui plus puissant qui se saisira de lui, ce sera un contractant qui lui fera signer des clauses dolosives, ce sera un pater familias excessif (et c’est tout le problème de la pédophilie qui est inséré dans cela)… Le puissant a la puissance, il est donc moral que le faible ait le droit. C’est une règle absolument fondamentale. Et je rappelle que lorsque Jean-Paul II est venu en France, il a cité Henri Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, c’est la loi qui affranchit ». Le droit a donc un devoir à l’égard du faible et le faible ne peut pas revendiquer d’un droit de disposer d’autrui, il se contente de se mettre au service de forces qui disposent parfaitement de lui.
Protéger les faibles est un devoir premier de l’État et du droit. Des études d’anthropologie ont montré que si l’on est passé d’un système de hordes à un système d’État, c’est bien parce que de temps en temps les faibles de la horde ne méritent pas d’être mis à mort pour que la horde continue mieux son chemin. C’est pour cela qu’on a ôté le système d’organisation très efficace qui est celui de la horde pour passer dans un système un peu plus complexe qu’on appelle l’État, parce qu’il y a des gens simples ou faibles, parce qu’ils sont jeunes ou parce qu’ils sont très vieux (et nous avons tous nos moments de faiblesse : la puissance n’est pas un état permanent). Fondamentalement, il y a donc un bonheur quand il y a une soustraction à une situation de contrainte. Par conséquent, pour être suffisamment libre et exprimer sa volonté, pour exprimer ce droit fondamental de rechercher son bonheur, il faut pouvoir être soustrait à une situation de contrainte, par exemple grâce à l’État. Je vais citer un autre philosophe que j’aime beaucoup bien qu’il soit souvent critiqué – à tort –, Nietzsche : « Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur [Cela me paraît tellement intelligent, comme tout ce que dit Nietzsche, et c’est toujours très tautologique.] : la possibilité d’oublier, ou pour dire en termes plus savants [car lui aussi était très simple d’esprit] la faculté de se sentir pendant un temps en dehors de l’histoire. L’homme qui est incapable de s’asseoir à côté de l’instant, en oubliant tous les événements passés [donc de s’arracher à la contrainte de son propre passé], celui qui ne peut pas sans vertige et sans peur se dresser un instant tout debout, comme une victoire [donc comme un puissant] ne saurait jamais ce qu’est le bonheur, et, ce qui est pareil, ne saurait jamais rien pour donner du bonheur aux autres ». Je trouve cette citation tellement riche, belle, simple, fondamentale…
Le danger de disposer d’autrui
Il y a non seulement le grand danger de disposer de moi mais aussi bien évidemment le grand danger de disposer d’autrui. (Je ne vais pas parler seulement du maso. Je pourrais aussi parler du sado qui a disposé d’autrui...) Si je prends le droit à l’enfant : « Moi, pour mon bonheur, pour mon épanouissement, je voudrais un enfant. Et puis, tant qu’à jouer à la poupée, je voudrais un enfant blond, et avec des yeux bleus. D’ailleurs, il n’y a pas de problème : au Brésil, il y a une montagne dont les habitants ne voyageaient jamais et restaient toujours entre eux, n’allant pas voir les gens de la vallée. De ce fait, ils sont tous blonds aux yeux bleus… » Pour les adoptions internationales, tout le monde s’est précipité sur la région ! Les enfants ont été adoptés internationalement, il y a eu des graphiques, cela a été étudié économiquement. On voit très bien comment le marché a pu organiser tout cela. Évidemment, les enfants ont été adoptés furieusement par les gens… Un enfant aux yeux bleus, cela vaut tellement plus cher qu’un enfant qui n’a pas ces caractéristiques-là. Vous voyez un peu les dangers qui nous menacent quand on commence à entrer dans cette direction-là.
Le grand danger du bonheur officiel défini par le droit
Nous allons vers le plus grand des dangers : celui du bonheur défini par le droit. Le droit est performatif : il lui suffit de parler pour créer du réel ! Il va vous définir le bonheur ! Il va vous faire du bonheur officiel ! Le droit ne doit jamais utiliser son pouvoir normatif qui fait que par le seul usage qu’il fait de la langue – c’est ce qu’on appelle un acte de langage, la puissance performative – ce qu’il fait, il le crée.
Le droit pourrait très bien vous expliquer ce que c’est qu’être heureux par le bonheur officiel. Le Doyen Carbonnier a fait un très grand article en 1953, Le silence et la gloire, dans le quel il affirme que le juge ne doit jamais nous dire ce qu’est l’histoire. Le droit ne doit jamais nous dire ce qui est historiquement bien ou mal. Le législateur ne doit pas dire qu’il y a de bons côtés à la colonisation, finalement. De la même façon, le droit ne doit pas nous dire ce que c’est que d’être heureux ou non. (D’une façon générale – pas d’une façon casuistique lorsqu’il s’agit d’apprécier un cas particulier.) Car nous allons très vite en arriver à la situation nord-américaine. Si je pense à la Californie : qu’est-ce qu’être heureux en Californie ? Pour être heureux en Californie, il faut être jeune, beau, mince et bronzé. Sinon, vous tombez dans le malheur. D’ailleurs les gens sont dépressifs et se suicident à tour de bras. Le marché vous produit les instituts pour bronzer, pour avoir des liftings, pour mincir etc. Le marché résout tout cela. Ce sont des bonheurs officiels : il faut absolument essayer d’éviter cela. C’est tout simplement le totalitarisme du bonheur, le modèle du bonheur appliqué par des normes individuelles et abstraites. C’est exactement le contraire que l’on attend du droit : le droit doit absolument être le rempart du bonheur officiel.
Pour conclure – ma conclusion n’étant qu’un résumé de ces trois perspectives de discussion que j’ai essayé d’ouvrir –, le droit n’a de rapport avec le bonheur que médiatisé par la morale. Par ailleurs, en tant qu’il est le maillage de l’ordre social, il peut concrétiser la volonté collective, exprimée généralement par l’État, de donner à chacun des conditions préalables pour déployer son bonheur personnel (par exemple, à travers un droit à l’éducation ou un droit au logement). Mais si le droit établit un rapport moins distant, plus direct avec le bonheur de chacun, il ne doit le faire que sur un mode beaucoup plus casuistique, beaucoup plus raisonnable, beaucoup plus sage, beaucoup plus humain, à travers un juge de paix ou une grand-mère, le sage du village (les personnes âgées ont un peu ce statut-là dans la société) et en passant évidemment par la définition négative du bonheur comme le non-malheur. Le juge est alors le personnage juridique central en charge de protéger le faible du malheur, au cas par cas, plus particulièrement l’enfant dans les familles. Le juge, et certainement pas le législateur. Cet enfant qu’on nous présente comme l’enfant-roi… Pauvre enfant-roi qui est à charge, qui supporte toute la famille, tous les parents qui veulent absolument qu’il leur donne pleine satisfaction, en réussissant bien ses études, en étant bien élevé, etc. Marguerite DURAS disait : « Je me méfie de ces enfants, ils sont si bien élevés. » Je trouve que cet auteur aussi est une personne très sage. Nous savons bien qu’au Japon, qui est la civilisation de l’enfant-roi, il y a une pulvérisation du record des suicides d’enfant. Surtout, ne faisons pas le bonheur des enfants d’une façon quotidienne dans les familles en étant persuadé qu’ils doivent avoir une raie dans leurs cheveux blonds et des petits yeux bleus. Non ! Surtout, évitons cela, par nous-mêmes et notre propre sagesse. Et surtout, que le droit ne s’en mêle pas.
Si le droit établit un rapport direct et général, il va alors se vassaliser soit à la volonté des puissants, ce qui contredit absolument le troisième terme – la morale – de la relation entre le droit et le bonheur (par exemple, le droit de disposer de soi-même ou le droit de disposer d’autrui avec cet exemple catastrophique du droit à l’enfant) avec un risque de modèle absolument totalitaire d’un bonheur auquel chacun devrait se conformer. Que le droit nous en préserve !