Intervention de M. Jean-Luc Marion - Cycle Droit, Liberté, Foi 2009
Cycle "Droit, bonheur ?" - 14 octobre 2009
Deuxième soirée : Y a-t-il un droit au bonheur ? Avec Monsieur Jean-Luc Marion et Maître Christian Charrière-Bournazel ; sous la présidence de Maître Thierry Massis, avocat à la Cour, AMCO.
Monseigneur, Monsieur le Bâtonnier, Mesdames et Messieurs,
En m’invitant à contribuer aux réflexions que vous consacrez, cette année, à un droit supposé au bonheur, vous me faites un honneur, mais un honneur périlleux. Je ne me reconnais en effet (et comment ferais-je autrement ?) aucun droit à parler de ce droit, ni d’autres d’ailleurs, puisque je ne suis en rien juriste. Accordez-moi donc une circonstance atténuante en me laissant ne pas juger juridiquement d’une question pourtant juridique, et l’aborder selon les règles de ma juridiction, la philosophie. Au moins, nous retrouverons-nous ainsi dans une situation proche de celle décrite par Kant, dans l’opuscule sur Le conflit des facultés : y décrivant les rapports le plus souvent en effet conflictuels entre d’une part les trois « facultés supérieures » de l’Université (la théologie, le droit et la médecine) et, de l’autre, la « faculté inférieure », à savoir la philosophie (et toutes les disciplines que nous appellerions aujourd’hui les sciences humaines), Kant remarque que les trois premières doivent leur supériorité à une autorité de fait (la révélation biblique, le code civil ou pénal, le corps du malade), tandis que la philosophie n’a, elle, pas d’autre règle que la sienne propre, l’autonomie de la raison. Pour la philosophie seulement « tout dépend de la vérité (la condition première et essentielle de la vérité en général ». [1] En sorte qu’elle peut et donc doit, en vertu de ce privilège d’abstraction (celui d’un savoir sans contenu précis, ni donnée de fait, ni norme particulière), interroger les sciences supérieures sur leurs arguments et leurs éventuelles apories.
Il est d’usage de faire remonter les emplois politiques de bonheur au discours de Saint-Just du 26 février 1794 : « Notre but est d’établir un gouvernement sincère, tel que le peuple soit heureux ». Ou encore à celui du 3 mars 1794 : « C’est une idée très généralement sentie, que toute la sagesse du gouvernement consiste à réduire le parti opposé à la Révolution et à rendre le peuple heureux aux dépens de tous les vices et de tous les ennemis de la liberté ». Or ces emplois devraient surprendre puisqu’ils tiennent pour acquis que le bonheur ici entendu a un dimension d’abord politique, puisqu’il revient au gouvernement de l’accorder au peuple. Ce qui présuppose une définition matérielle de ce bonheur : en effet, il s’agit de la mise sous séquestre des biens des émigrés et des contre-révolutionnaires, donc des « suspects », pour en principe les redistribuer aux indigents (et ainsi contrer les revendications des hébertistes). Seule cette interprétation matérielle, matérialisante du bonheur rend pensable la revendication idéologique de ce qu’on pourrait nommer du bonheur d’Etat. Que cette interprétation n’aille pas sans difficulté, c’est ce dont témoigne une correction, aussitôt ajoutée par Saint-Just, contre la dérive possible du bonheur matériel vers le luxe (dérive droitière, bien sûr) :
« Nous parlâmes du bonheur : l’égoïsme abusa de cette idée pour exaspérer le cris et la fureur de l’aristocratie. On réveilla soudain les désirs de ce bonheur qui consiste dans l’oubli des autres et dans la jouissance du superflu. Le bonheur ! le bonheur ! s’écria-t-on. Mais ce ne fut point le bonheur de Persépolis que nous vous offrîmes : ce bonheur fut celui des corrupteurs de l’humanité ; nous vous offrîmes le bonheur de la vertu, celui de l’aisance et de la médiocrité ; nous vous offrîmes le bonheur qui naît de la jouissance du nécessaire sans superfluité ; nous vous offrîmes pour bonheur la haine de la tyrannie, la volupté d’une cabane et d’un champ fertile cultivé par vos mains ».
C’est sur un fondement ambigu que peut seulement se comprendre et se discuter la célèbre revendication du même 3 mars 1794 : « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe ! ». Ambiguïté d’abord d’un bonheur pris entre l’aisance matérielle (même « médiocre », anticipant sur les paysans « moyens pauvres » et donc tangentiellement non « koulaks » de la Révolution Culturelle) et un reste de détermination morale (par la « vertu », donc seulement politique à demi. Ambiguïté aussi de la nouveauté d’un tel bonheur : en quel sens s’agit-il d’une idée neuve ? Sans doute n’a-t-on pas attendu Saint-Just pour « désirer d’être heureux », mais sans doute aussi l’a-t-on attendu pour l’espérer du gouvernement. L’innovation ne tient pas au bonheur, mais aux conditions de son obtention, d’abord comme une quantité (indéterminée) de richesses répartissables et donc matérielles ; ensuite telle que l’Etat peut seul la départir, donc le doit.
L’équivalence entre bonheur et richesses, condition de l’interprétation politique du droit au bonheur, a d’emblée posé une difficulté et suscité une prudente réserve dans les textes constitutionnels eux-mêmes. En 1776, la Déclaration d’indépendance américaine, souvent citée en support du droit au bonheur (et donc de tous les droits de créance qui en résultent) parle des droits inaliénables, comme la vie et la liberté, mais non pas le bonheur directement ; il ne s’agit que de « la poursuite du bonheur », du bonheur atteignable indirectement par l’individu, non par la répartition étatique de quelques biens. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) parle seulement d’éviter « les causes des malheurs publics » en définissant les « droits et devoirs » par le respect de la Constitution, assurant son tour « le bonheur de tous », bonheur évidemment public et formel, sans contenu positif, ni spécification matérielle, en fit la paix civile. Lorsque Daniel Mayer justifiait l’interventionnisme du Front Populaire et la mise en œuvre directement politique de réformes sociales destinées à améliorer le sort matériel des classes populaires par une politique de redistribution des richesses [2] économiques, son ouvrage au titre pourtant sans ambiguïté de Socialisme : le droit de l’homme au bonheur en donne une exposition remarquablement équilibrée. D’une part, l’idée d’un droit au bonheur « …n’est pas nouvelle. [...] Toute la filiation du socialisme qu’ont successivement incarnée Jean Jaurès et Léon Blum se réclame de la part accordée en priorité aux satisfactions individuelles ». Mais, d’autre part, il ne s’agit « …pas seulement de revendications matérielles, mais [des plus hautes aspirations de l’esprit. On verra plus loin le sens donné par leur réalisateur principal aux réformes de 1936. Elles sont, pour la plupart, à la fois économiques, sociales, mais aussi morales. Elles sont invoquées parce qu’elles sont nécessaires et accomplies parce qu’elles sont justes. Leur bénéficiaire est l’homme, à la fois entité individuelle et partie d’une collectivité. Et l’on veillera jalousement à ce qu’il n’y ait pas de contradiction entre les libertés de l’un et les intérêts de l’autre ». Autrement dit : le socialisme français (doit on lire non communiste ?) travaille à l’idée du bonheur mais il ne l’ambitionne qu’indirectement, ne travaillant qu’au premier degré : établir les conditions matérielles, économiques et sociales d’un bonheur qui reste en dernière instance individuel, personnel et personnalisé, indéfini et indéterminé. « C’est au bénéfice de tous qu’il [sc. le socialisme] gérera la richesse collective. Il aura donc à coeur de ne frustrer personne de sa part légitime [sc. sa part de bonheur] ». Et : « ...sa "part de bonheur". Je laisserai à chacun le soin, non seulement de préciser ce qu’il entend par là, aussi le droit à des bonheurs différents, individuels, même opposés, voire contradictoires ». Les exemples lèvent toute ambiguïté : les congés payés et la réduction du temps de travail assurent indirectement les conditions matérielles et sociales d’un « bonheur » individuel et culturel, donc à la fois spirituel au sens le plus large et parfaitement indéterminé. Certes, « le socialisme est la clef des droits de l’homme », mais « Aux mauvais esprits qui évoqueraient de fausses clés, et par conséquent des faussaires, on rappellera utilement que le Code pénal punit sévèrement les utilisateurs de crochets, rossignols, passe-partout et autres contrefaçons ». [3] Le socialisme offre la clef du bonheur, mais seulement la clef, non pas la porte, ni l’entrée, ni surtout la salle de séjour. Et si, comme il paraît, le socialisme vaut ici pour l’Etat en général, on doit conclure qu’il garantit seulement une possibilité, assure les conditions de possibilité, mais ne prétend pas réaliser, ni donc promettre le bonheur. Ce que disait d’ailleurs explicitement le titre de l’ouvrage, portant sur le droit de l’homme au bonheur, et non le droit de l’homme de réclamer son bonheur à l’État, comme s’il en avait le devoir, donc le pouvoir.
Il n’y a pas de droit au bonheur, parce qu’aucune instance de ce monde, pas même l’Etat, surtout pas l’État, ne peut prétendre avoir le devoir et le pouvoir de l’accomplir pour, ni à la place de personne. L’Etat doit, pour rester démocratique, distinguer ce qu’il peut de ce qu’il ne peut pas et surtout ce qu’il doit de ce qu’il ne doit pas. Faute de cette distinction, se déploie la redoutable ambiguïté des États qui promettent à des peuples d’instaurer directement (et donc matériellement) le bonheur lui-même. Ils s’avèrent alors inévitablement des États totalitaires(car le bonheur en soi est total ou n’est pas), et des États matérialistes (car un état ne peut donner que ce qu’il peut avoir, des biens matériels). Et, même en supposant, ce qui en fait reste un espoir absurde, que ces États puissent produire et distribuer assez de biens matériels pour donner l’illusion des conditions (matérielles) de quelque chose comme un bonheur, ils n’en mentent pas moins s’ils prétendent que ces biens matériels accomplissent directement un véritable bonheur. Et s’ils affirment au contraire que le bonheur qu’ils donnent dépassent les biens matériels pour constituer un accomplissement moral ou spirituel, leur imposture produit un mensonge encore plus néfaste - car ils ne peuvent atteindre ni définir aucune morale, ni aucune vertu, ni aucune spiritualité.
Promettre la réalisation du bonheur, puis assurer d’avoir réalisé le bonheur offre les indices les plus clairs d’un Etat totalitaire : car, outre l’hybris insensée qui s’empare d’eux, ils doivent aussi nier l’évidence de leur échec et de leur illusion, c’est-à-dire détruire tous ceux, hommes ou autres Etats, qui la stigmatisent et la dénoncent. Prétendre instituer le bonheur sur terre signifie en fait accomplir l’enfer sur terre. L’histoire récente a illustré l’incompatibilité, voire la contradiction entre l’état de bonheur et le bonheur d’État. Nous parvenons donc à une conclusion provisoire : le bonheur n’est pas un droit, parce que ce n’est un devoir pour aucune instance, puisqu’il n’est au pouvoir de personne, même pas et surtout pas d’État, quel qu’il soit.
Cette conclusion ne signifie pas qu’il se trouve pour autant un droit individuel au bonheur, sans conditions. En effet, l’individu ne peut pas plus que l’État se targuer ou se charger d’un droit au bonheur. Ou s’il a l’imprudence de s’en charger, plus exactement de s’en laisser charger par « …cette idéologie qui pousse à tout évaluer sous l’angle du plaisir et du désagrément », [4] ce devoir s’avèrera très vite, pour ne pas dire immédiatement, irréalisable (pour des motifs qu’il faudra préciser plus tard), deviendra une exigence tyrannique. Le devoir de bonheur prend la figure d’une obligation névrotique, parce qu’indéfinie et sans cesse à reprendre, où toute satisfaction engendrera une insatisfaction correspondante. Au devoir de consommer (car, comme l’on sait, « la croissance dépend de la vigueur de la consommation des ménages ») s’ajoutent inéluctablement le devoir d’image (par l’aspect, la forme, la santé, etc.) et finalement le devoir de réussite à tout prix, etc. Non seulement le devoir individuel de bonheur devient une aliénation volontaire, comparable à l’oppression du (prétendu) droit étatique au bonheur (que d’ailleurs elle rejoint puisque la publicité la fait devenir un folie collective), mais une aliénation d’autant plus tyrannique qu’elle s’avère sans cesse et à chaque fois frustrée. Car non seulement nul ne peut se rendre lui-même heureux, mais personne ne sait même définir ce bonheur.
Ce résultat, qui récuse le droit au bonheur, entendu évidemment à la rigueur du terme, par constatation de l’impossibilité d’un devoir de bonheur, tant étatique qu’individuel, aboutit pourtant à une autre interrogation, plus fondamentale – sur la définition du bonheur, jusqu’ici supposée allant de soi, mais désormais plus énigmatique.
Revenons donc au bonheur, ou plutôt à ce mot, bonheur, dont le concept manque. Ne s’agirait-il pas, finalement et en un tout autre sens que ne l’imaginait Saint-Just, d’une idée neuve ? Le terme ne fut, longtemps, qu’un composé positif de heur, lui-même neutre et susceptible d’un composé négatif, malheur ; l’heur désigne ainsi le succès d’une situation ou d’une tentative (son événement) : « Qui l’eut dit ? Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ? » [5]. Or, en tant que tel, l’heur, résultat ou événement, tomba en désuétude au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, pour se diviser dans ses deux composés. [6] Ce fait de langue véhicule pourtant aussi (comme presque toujours) un fait de pensée, qui lui, apparaît bel et bien comme la nouveauté de l’idée de bonheur : si mon heur, bon ou mauvais, dépend de l’événement et de son succès (bon ou mauvais), mon bonheur (comme son frère ennemi, mon malheur) résulte donc d’un fait autre que moi, qui pourtant décide mieux et plus que ma propre conduite, de mon sort et de mon identité. D’ailleurs le bonheur, tel que nous avons envisagé son supposé droit, ne s’exposait-il pas d’emblée et comme tout naturellement en termes de possessions matérielles, donc à moi extérieures ?
Ainsi entendu le bonheur s’oppose frontalement à ce qu’Aristote entendait pas eudaimonia, terme qu’il faut traduire par béatitude (suivant la beatitudo des Latins). En effet, alors que le bonheur dépend par définition d’une instance extérieure, qui me vient du monde et donc me reste étrangère, voire inévitablement aliénante, même et surtout lorsque je parviens à la conquérir, l’eudaimonia se définit au contraire pour Aristote comme un acte (energeia), un accomplissement de soi et en soi, et surtout pas comme un mouvement, ou un changement, ni comme une relation ou un effort vers une fin encore distante ou à venir : la béatitude ne reste jamais sans fin (ateles). [7] En simplifiant sans doute, on pourrait définir le bonheur comme une béatitude aliénée – une béatitude par aliénation précisément à un bien (supposé) extérieur à son bénéficiaire. Le bonheur impose sa nouveauté sur les décombres de la béatitude, comme l’aliénation (d’abord évidemment aux biens les plus évidement autres que moi, les biens matériels) s’oppose à l’autarcie du sage (qui s’accomplit lui-même par et pour lui-même avec un acte sans dépendance, l’acte de la pensée). Car, pour Aristote, la plus haute béatitude, celle du sage, s’accomplit par l’acte de la contemplation telle qu’elle assure essentiellement). [8] Certes le sage a encore des besoins matériels (santé, nourriture et thérapie, etc.), [9] il en a plutôt moins que le non-sage. Une telle (première) opposition entre bonheur et béatitude suivant l’aliénation et l’autarcie n’a rien à voir, insistons-y, avec la distinction entre la béatitude chrétienne (dite surnaturelle, l’union à Dieu) et la béatitude païenne ou philosophique (dite naturelle, la contemplation), puisque toute la difficulté de la duplex beatitudo médiévale tient précisément à ce que l’une et l’autre prétendent au même accomplissement en acte, à la même autarcie. C’est par rapport à l’une et l’autre que l’idée de bonheur apparaît « neuve », neuve et extraordinairement fragile et dévaluée, puisqu’elle implique une aliénation.
Il convient donc de considérer plus nettement la différence entre le bonheur (moderne en effet) et la béatitude. Ils ne s’opposent pas seulement comme l’aliénation de soi par l’objet de l’heur s’oppose à l’autarcie de soi par un acte sans objet extérieur, mais aussi parce que la béatitude peut, au contraire du bonheur, permettre d’établir un principe de la morale. Du moins ce fut l’entreprise de saint Augustin, reprenant le point de départ de Cicéron : « …–...comme il voulait prendre comme point de départ de son argumentation, dans son dialogue l’Hortensius, une certitude au-delà de toute discussion, il dit “Etre heureux, voilà certainement ce que nous voulons tous“ » [10]. Sénèque avait suivi Cicéron : « Vivre bienheureux (vivere beate) tous les hommes le veulent (…), mais quant à bien voir ce qui produit la vie bien heureuse (beatam vitam efficiat), ils restent dans le noir ». [11] Le thème remonte évidemment aussi à Aristote, [12] mais il revint à saint Augustin de le mettre génialement en œuvre « N’est-ce pas la vie heureuse (vita beata) elle-même que tous veulent et qu’il ne se trouve absolument personne pour ne pas la vouloir (quam omnes volunt et omnino qui nolit nemo est) ? [...] Elle est donc connue de tous, eux qui, à supposer qu’on leur demande s’ils veulent être heureux, répondraient sans aucun doute d’une seule voix qu’ils le veulent. Ce qui n’arriverait pas si leur mémoire ne leur retenait [à l’esprit] la chose même, dont c’est le nom ». [13] Il s’agit en effet d’un consensus : il n’est de fait pas possible de douter de la volonté, en tout homme, de vivre heureux. On devrait même douter qu’il reste possible à un seul homme de vouloir encore vivre sans garder le moindre espoir de la moindre possibilité de finir par éprouver quelque chose comme de la vie bienheureuse. Le désir de la béatitude ne vient pas s’ajouter, comme une option, éventuellement facultative, au désir de vivre : le lien entre le vouloir-vivre et le désir de béatitude s’avère analytique a priori. En établissant que le désir veut et vise la béatitude (et redéfinit la vérité à partir de sa jouissance), saint Augustin corrige la thèse d’Aristote, que le désir ne vise et ne veut d’abord que connaître [14] et anticipe sur la thèse qu’il inspira littéralement à Pascal : « Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception ». [15]
La béatitude diffère donc du bonheur en ce qu’elle s’impose comme un premier principe inconditionnel, puisqu’il ne dépend pas de sa réalisation (de la possession d’un objet), mais de son simple désir. Le bonheur ne vit que de la possession d’objets, et, comme il s’agit d’objets autres que lui, il implique, même et surtout dans sa réalisation momentanée, une aliénation. La béatitude au contraire, se déploie comme un pur désir, qui, comme tel et sans dépendre d’aucune objet, se déploie inconditionnellement.
Nous pouvons ainsi atteindre une conclusion. Autant le bonheur ne paraît avoir aucun droit à s’ériger comme un devoir ou comme un droit, parce que nul individu, ni aucun état ne peut en fournir les objets, autant la béatitude, qui ne repose sur aucune acquisition d’objet mais sur l’inconditionnalité d’un désir peut-elle s’imposer comme une obligation de chacun envers lui-même : ne jamais faire de compromis sur le désir de béatitude, sur le désir comme essentiellement désir de béatitude. Mais il s’agit alors d’une nécessité qui outrepasse et le droit et le devoir.
[1] Kant, Œuvres Philosophiques, éd. F. Alquié, « Pléiade », t.3, Paris, 198X, p.826 (quid références ?).
[2] Paris, 1976.
[3] Respectivement pp. 10, 9, 10 et 15.
[4] Selon la formule de P. Bruckner dans L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Paris, 2000.
[5] Corneille, Le Cid, III,4.
[6] « Le mot fr., hors d’usage depuis le XVIIe siècle, a été remplacé par bonheur XIIe siècle, et malheur » (Bloch/Warburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, p.321).
[7] Ethique à Nicomaque, X,3, 1174a19 et X,4,1174b23.
[8] Voir son autarkeia (Ethique à Nicomaque, X,7, 1177a27 et son titre de parfaitement auto-suffisant, autarkestatos, ibid., 1177b1).
[9] Voir Ethique à Nicomaque, X,9, 1179a1.
[10] « “Beati certe”, inquit, “omnes esse volumus” » (De Trinitate XI,4,7, Bibliothèque Augustinienne, t.16, p.282). La perte de l’Hortensius a fait que, paradoxalement, fait que l’autorité sur laquelle s’appuie ici saint Augustin ne nous est connue que par sa citation (devenue Fragment 28). Mais Cicéron avait formulé ce principe dans d’autres textes, par ex. Contra Academicos, I,5,21-6,22, De Natura deorum, I,20,53 et Tusculanes, V,10,28.
[11] Sénèque, De Vita beata, I.
[12] Aristote, Ethique à Nicomaque I,1,1, et Platon, Euthydème 278c. Voir, sur cette tradition, R. Holte, Béatitude et sagesse. Saint Augustin et le problème de la fin de l’homme dans la philosophie ancienne, Paris.
Au point que la philosophie elle-même se redéfinisse exclusivement comme la recherche de la béatitude : « L’homme n’a en effet aucune autre raison de philosopher, sinon d’être heureux ; or ce qui rend heureux, c’est la fin même du bien ; aussi n’y-a-t-il aucune autre raison de philosopher que la fin du bien ; et c’est bien pourquoi on ne doit pas appeler école philosophique celle qui ne cherche pas la fin du bien » (De Civitate Dei XIX,1, Bibliothèque Augustinienne, t.37,p.48).
[13] Confessiones X, 20,29, Bibliothèque Augustinienne, t.16, pp.194 et 196.
[14] Métaphysique A, 1, 980a1.
[15] Pensées, §148 (éd. Lafuma).