Intervention de M. Michel Lemaire - Cycle Droit, Liberté et Foi 2009

Cycle "Droit, bonheur ?" - 21 octobre 2009

Troisième soirée : avec M. Emmanuel Decaux, professeur à l’université de Paris II, vice-président de la CNCDH, M. Xavier de Bayser, président du Comité Médicis, et M. Michel Lemaire, ex-membre du Comité Exécutif de la Société Nexans. Sous la présidence de M. Jean Castelain, bâtonnier désigné.

Le droit au bonheur dans la vie de l’entreprise

Introduction

Permettez-moi tout d’abord de remercier Thierry Massis pour le choix du thème de ces conférences. Vous vous rappelez en effet que lors de la première soirée de cette année certains intervenants avaient mis en doute la pertinence du rapprochement entre droit et bonheur. Pour moi et pour tous ceux qui sont ici et qui ont vécu longtemps dans l’entreprise, pour nous qui connaissons l’angoisse de savoir comment se comporter à l’égard de l’ensemble de nos salariés, il est heureux que ces conférences nous permettent de nous poser quelques questions pertinentes et de partager avec vous quelques éléments de réponse.

Il n’est pas aisé de prendre la parole après les personnes brillantes qui se sont exprimées avant moi, sur des registres extrêmement variés. Mais l’avantage est que beaucoup de choses ont été dites, ce qui me permet donc de ne parler ni du droit, ni du bonheur, ni non plus du droit au bonheur puisque de toute façon Madame Frison-Roche avait dit que cela n’existe pas, heureusement d’ailleurs. Jean-Luc Marion nous avait proposé la semaine dernière de substituer le désir des Béatitudes au droit au bonheur, mais je ne me risquerai pas sur ce terrain.

Il me semble que le bonheur est essentiellement une aventure individuelle. L’entreprise quant à elle n’a heureusement jamais prétendu apporter le bonheur à ses employés. Mais elle a cependant besoin pour se développer de leur bien-être et de leur épanouissement personnel. Elle tente donc d’y travailler. Même si les périodes récentes l’ont peut-être d’avantage mis en valeur, ceci ne me semble pas nouveau. Toutes les études montrent que quelque soit l’évolution de l’enrichissement des nations, des peuples ou des salariés, les facteurs qui composent une vie heureuse n’ont pas changé [1], à savoir : 1°) la situation financière liée à son travail, 2°) la famille, 3°) la santé, 4°) la vie amoureuse et 5°) la vie culturelle.

Mon objectif est donc de réfléchir avec vous sur le fait que les entreprises ont absolument besoin de salariés heureux, bien dans leur peau, et qui trouvent un épanouissement professionnel à travers leur travail quotidien. Mon exposé comportera trois temps : 1. Un survol historique rapide. 2. La description des raisons qui nous ont fait passer de la société industrielle à la société postindustrielle et l’étude des principales ruptures que ce passage a induit depuis 20 ans pour quasiment toutes les entreprises. 3. La conviction, qui est la mienne et que nous sommes nombreux à défendre, qu’il y a un impératif aujourd’hui plus fort que jamais, pour investir dans le développement humain.

Je note au passage que nous ne sommes pas les premiers à nous interroger sur ces questions. En 2002 le Centre des Jeunes Dirigeants (CJD), qui comprend environ mille dirigeants qui se réunissent régulièrement dans l’ensemble du pays, avait choisi comme thème de son année et de son congrès « Oser le bonheur ». Même s’il s’agissait de dirigeants d’entreprises petites et moyennes, pour lesquelles l’implication du personnel est à l’évidence très forte, notre thème ne nous apparaît donc pas tout à fait déplacé. Je note aussi que l’an dernier, l’université Jean Moulin de Lyon avait organisé un colloque consacré au bonheur dans l’entreprise dont le sous-titre était : « Peut-on ré-enchanter le travail ».

Survol historique rapide

Le début de l’histoire des entreprises n’a certainement pas été marqué par le bonheur mais bien plutôt par le malheur. Les deux grandes révolutions industrielles, celle du XVIIIe siècle (l’apparition de la machine à vapeur, du métier à tisser et de la métallurgie…) et celle du XIXe siècle (l’électricité, le téléphone et l’apparition des moyens de transport modernes…) n’ont pas généré le bonheur des salariés. Il suffit pour s’en convaincre de relire un certain nombre d’œuvres littéraires français ou anglo-saxons. Je pense en en particulier au livre Une histoire populaire des États-Unis, de l’américain Howard Zinn, dans lequel l’auteur démontre et illustre comment les grands capitaines d’industrie et de banques américains de cette époque furent souvent des hommes sans foi ni loi, comme le père Kennedy (celui de la « tribu Kennedy ») dont la moralité était souvent, comme on dit là-bas, border line. Les débuts de l’histoire sociale de l’entreprise sont extrêmement difficiles et tragiques, à l’image des successions d’accidents du travail et d’accidents dans les mines, qui ont d’ailleurs longtemps perduré. Le tribut payé par l’ensemble du monde ouvrier à cette croissance a été très lourd.

De la société industrielle à la société postindustrielle : les principales ruptures

Il y a eu un premier changement notable, quoique difficile à situer, quand il s’est agit de fidéliser et de renouveler la force de travail. Ceci a entrainé une première prise de conscience de ce que l’on ne pouvait pas continuer à se comporter de cette façon cruelle avec ces populations déracinées d’un milieu rural et jetées dans des conditions extrêmement dures dans des périphéries urbaines. Cette préoccupation de renouveler et d’entretenir la force de travail avait un objectif clairement économique. Un deuxième changement est venu des premières encycliques sur le thème de la responsabilité sociale du patronat. Ces textes ont eu une grande importance à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Même caricaturées et accusées de paternalisme, les évolutions permises par cette réflexion ont incontestablement apporté une amélioration significative à la situation des employés, du moins dans les grands univers industriels. Beaucoup d’exemple ont traversé le XXe siècle et sont encore visibles. Quand je suis allé à Pont-à-Mousson dans la fin des années 80, de nombreuses cités ouvrières étaient encore gérées par la société. Il y avait aussi une mutuelle d’entreprise cogérée avec les syndicats, et ainsi de suite.

La prise de conscience qu’il fallait s’intéresser au bien être du salarié et de sa famille dans un bassin d’emplois a donc surgi progressivement. Après la guerre, elle s’est renforcée et transformée sur la base de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1946. Les droits économiques et sociaux ont émergé. Les grands accords de branches professionnelles, permis par un dialogue social qui avait enfin pris son essor, ont permis un vrai progrès dans la prise en compte de la réalité sociale dans la démarche de l’ensemble l’entreprise. Cette période des trente glorieuses est pour nous associée avec la mise en place, initiée au début du XXe siècle aux États-Unis, de l’organisation scientifique du travail : le Fordisme ou le Taylorisme. Même si elle fut critiquée à maintes reprises, elle a eu le grand mérite, que l’on mesure mieux aujourd’hui, de permettre une vraie prise en compte de la question sociale. Durant cette période s’est construite une unité entre la question économique et la question sociale. On peut dire que la réussite économique s’est faite sur la base des accords et des lois sociales mises en place pratiquement partout après 1946.

Ce lien d’unité a commencé à se déliter à la fin des années 70 ou au débit des années 80. Nous sommes alors entrés dans ce que l’on appelle maintenant la société postindustrielle. Ce passage s’est fait sous l’effet conjugué de cinq ruptures.

La rupture technologique . La troisième grande révolution industrielle, qui n’est pas finie et dont nul ne sait ni quand ni comment elle va se poursuivre, comporte la révolution des systèmes d’information et la révolution de la communication liée à ces systèmes d’information. Ces changements sont à l’origine des bouleversements que nous constatons dans la stratégique d’entreprise et dans l’organisation du travail. Je vous rappelle quelques grandes dates :

1969 : Début de l’internet à l’intérieur du ministère de la Défense américain,
1971 : Intel (qui existe toujours) invente le microprocesseur,
1976 : Apple, premier ordinateur de bureau,
milieu des années 1990 : Fusion de la télévision, du téléphone et de l’ordinateur, Cisco propose des solutions unifiant transfert de la voix, transfert des données et transfert des images.

Le paradoxe de 1968 . Ce mouvement portait soit disant partout dans le monde la critique de la société de consommation. Vu d’aujourd’hui, il me semble être plutôt caractérisé par l’éclosion de la revendication de l’épanouissement individualiste lié au passage de la consommation à l’hyperconsommation qui induit un rôle central des médias, du marketing, de la publicité, etc. Les propos de Jean-Luc Marion qui nous avait montré qu’il n’y a pas de lien entre bonheur et situation matérielle ou possession des objets, éclairent ce décalage entre les différentes analyses du mouvement de 1968. Nous devons garder cela en tête pour essayer de comprendre ce qui s’est passé alors. Le collectif s’est délité dans les entreprises certes par notre responsabilité de dirigeants d’entreprise mais aussi parce que l’attente des salariés s’est en partie transformée.

La révolution financière . Après la crise de 1929 il était clair que la finance était revenue à sa vraie place. Mais depuis, « le génie est sorti de la bouteille ! » Nous avons entendu de nombreuses analyses des causes de la crise qui concluent à sa fin ou à son prolongement. Je suis persuadé qu’elle va continuer car de vraies décisions de changement n’ont pas été prises, tout simplement parce que la gouvernance internationale n’existe pas. Mais je ferme cette parenthèse. Cette rupture a changé le rapport des dirigeants à leur entreprise. Alors qu’ils étaient en charge de la personne morale de l’entreprise, c’est-à-dire non seulement de ses actionnaires, mais aussi de ses salariés et de ses clients, à partir du moment le système des stock-options a aligné l’intérêt des équipes dirigeantes sur l’intérêt des actionnaires, les choses ont commencé à se transformer.
De plus, les actionnaires ont changé : dans les années 60 la durée moyenne de détention d’une action était de 10 ans et il était cohérent de considérer que l’actionnaire était propriétaire de l’entreprise. Mais peut-on dire aujourd’hui la même chose alors que la durée moyenne de détention d’une action est de 6 mois, ce qui signifie que pour la plupart de ceux [2] qui agissent en bourse elle est beaucoup plus courte encore : 15 jours, une journée, un mois, deux mois !? Il est difficile de prétendre que ce type d’actionnariat puisse défendre et renforcer la stratégie à moyen et long terme de l’entreprise. Certes beaucoup d’entreprises, y compris des entreprises cotées, bénéficient d’un actionnariat stable et d’actionnaires présents et influents au conseil d’administration. Ceci permet d’éviter que les conseils d’administration soient des sociétés de cooptation sachant contrôler le non-vote ou le vote groupé lors des assemblées générales, ce qui est malheureusement souvent le cas, en France en particulier. Cette révolution financière a donc changé de fait le regard des dirigeants dont les intérêts sont désormais uniquement alignés sur ceux des actionnaires.

La mondialisation . La mondialisation a été permise et accélérée par les révolutions des communications et des transports. Les moyens modernes de communication et les moyens rapides de transport permettent à l’entreprise d’étendre considérablement son champ d’action et de gérer différemment l’ensemble de ses ressources, ses moyens de production et l’accès au marché.

L’éclatement de l’organisation du travail . Cette révolution est une conséquence de la mondialisation. Il s’agit d’une désintégration verticale de l’organisation du travail. Auparavant les fonctions de l’entreprise allaient de la recherche et de l’approvisionnement des matières premières à la distribution au client en passant par les différentes étapes de la production et de la distribution. Aujourd’hui les entreprises créent de la valeur ajoutée à deux niveaux : Premièrement, par la conception d’un produit nouveau, qu’il s’agisse d’un logiciel, d’un petit appareil mobile ou d’une voiture ; et deuxièmement par la faculté à rendre attractif le produit en question. La fonction de production en tant que telle doit être parfaite (qualité totale, à temps), mais elle n’est plus le lieu où se génère la valeur ajoutée. C’est pour cette raison que l’on cherche à localiser la production dans des endroits où de prime abord le coût est moindre.
Si l’on met en perspective ces cinq ruptures, nous comprenons un peu mieux ce qui s’est passé. Du fait de tous ces changements, l’avantage compétitif provient aujourd’hui de la qualité, de la prestation de service, de la rapidité, de la flexibilité ou de l’adaptation à la demande.

C’est bien ce que l’on entend dans les entreprises et à l’extérieur. Or, tout ceci repose sur notre capacité à gérer le développent des équipes dans les entreprises, et à mettre en œuvre tous les talents des salariés, notamment ceux que l’on mobilise traditionnellement assez peu : la flexibilité, la créativité, l’autonomie, le travail en équipe, la capacité d’adaptation. Mais ceci nous fait sortir progressivement du strict domaine professionnel dans nos relations avec les salariés. A partir du moment où la totalité de la personnalité est sollicitée, la frontière entre vie professionnelle et vie privée s’estompe inévitablement. Ceci s’accentue encore avec les moyens de communication qui permettent à tous – et pas seulement aux dirigeants - d’être connectés en permanence avec la vie de l’entreprise dans le monde.

Investir dans le développement humain.

Ceci semble facile pour les entreprises de la société postindustrielle, telles que les celles de la côte Ouest des États-Unis. Elles sont nées dans ces phénomènes et n’ont pas eu à s’adapter. Il est fascinant de constater que des milliers de salariés de ces sociétés sont millionnaires en dollars. Les stock-options ont été distribués à tous, et bien que millionnaires, ces employés sont pour la plupart d’entre eux restés dans l’entreprise. D’ailleurs, quand ils sont partis, c’était souvent pour créer d’autres entreprises. Ils continuent à travailler avec passion parce que l’organisation du travail et le mode de fonctionnement de l‘entreprise ont été calés tout de suite en fonction de la situation que j’ai décrite.
L’adaptation a été en revanche beaucoup plus difficile pour les sociétés plus anciennes. Elles se sont trouvées confrontées à ces changements radicaux et beaucoup n’ont pas réussi à prendre ce virage et à entrer dans ce triangle magique - qui peut être un triangle des Bermudes – management ; organisation ; reconnaissance et valorisation des talents de l’ensemble des salariés.

Conclusion

Vous comprendrez donc que je sois tout à fait d’accord avec Xavier de Bayser quand il dit que notre rôle est aujourd’hui de gérer les talents. Car nous ne pouvons pas demander -ce que nous faisons- à l’ensemble de nos équipes d’être prêt à changer en permanence l’organisation du travail, les process de fabrication, les produits et le service au client, sans les impliquer complètement dans le rythme de ces changements, dans les moyens qu’il faut mobiliser pour y parvenir, dans l’organisation globale et dans le fonctionnement du flux d’informations entre les équipes de base qui se voient confier de plus en plus de responsabilités et les équipes dirigeantes qui ont de plus en plus de mal à comprendre ce qui se passe. Ces dix dernières années, j’ai travaillé dans près de douze pays. C’était à la limite de mes capacités, en termes d’assimilation, de temps passé, de compréhension culturelle et d’absorption des informations. Ce réinvestissement complet dans les modes de gestion des équipes est certainement aujourd’hui l’enjeu de la réussite des entreprises dans cet univers dont il faut bien convenir qu’il ne devrait pas s’améliorer à court terme si nous regardons les choses avec lucidité.
Je vous remercie.

[1Ainsi par exemple, Daniel Cohen qui cite une étude ayant suivi depuis 30 à 35 ans les mêmes séries statistiques sur les questions : « Êtes-vous heureux ? » et « Quel rapport le bonheur a-t-il avec votre richesse ? ».

[2En occident, 45% de la capitalisation boursière est détenue par des fonds, que ce soit des fonds d’investissements, des fonds de pension ou des fonds spéculatifs, qui ne cessent d’entrer et de sortir en bourse.

Cycle 2009